2014 12 22 : Opéra, vous pouvez oublier le livret !

Pour beaucoup d’amateurs, l’opéra, son Age d’Or en tout cas, c’est le XIXe siècle. Alors, si je limite mon propos à cette période, je dis sans hésiter que souvent j’oublie le livret : car si la musique est magnifique, le livret, lui…

Affirmant que la musique est magnifique, je vais déjà irriter nombre de musicologues qui considèrent que l’opéra du XIXe siècle n’apporte aucune innovation majeure, qu’il est souvent sans originalité… Peut-être, je ne suis pas de taille à discuter là-dessus. Il n’empêche que nombre de ses mélodies (et pas seulement les morceaux de bravoure) me sont entrées dans l’oreille et dans la tête et n’en sortiront plus. N’est-ce pas ce qu’on demande avant tout à la musique ?

Avec le recul, la question prima la musica, dopo le parole me semble tranchée et le livret, donc, chaque fois que je peux je l’oublie, tant il est conformiste, pompeux, vieilli.

A tout opéra son honneur : l’Italie. Aujourd’hui que l’apport de cet opéra au Risorgimento est une page d’histoire ancienne, que Le Trouvère, lorsqu’il est donné au Théâtre de La Fenice, n’enflamme plus les passions patriotiques, rien n’en masque plus la bien-pensance des idées, les conventions sentimentales, le machisme sentencieux. Tout le monde sait aujourd’hui qu’avec Nabucco et son Va pensiero, Verdi se fichait comme d’une guigne des Hébreux et de leurs descendants Juifs européens ; mais en déjouant la censure autrichienne, sa patria si bella e perduta célébrait en fait l’Italie en devenir et le public ne s’y trompait pas.

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Cette pauvreté des livrets ne se limite pas à l’opéra italien : en France, mieux vaut oublier les soldats un peu niais de Carmen, laquelle va forcément mal finir : cette idée de résister à un beau militaire ! Quant aux pécheurs de perles, ils en enfilent effectivement un peu trop et c’est un exotisme de pacotille qui dissimule à peine un colonialisme de la plus belle eau, 15 ans avant sa théorisation par Jules Ferry.

Faust de GounodDans le Faust de Gounod, Marguerite n’est qu’une dinde qui se fait engrosser (Ah le nombre de belles séduites et abandonnées dans l’opéra de ce siècle-là !). Quant à celle qui ne cède pas, qui résiste farouchement, Mireille… elle n’a d’autre destin que de mourir désespérée, dans une chapelle bien sûr, pour aller plus vite au Ciel. Illustrations à peine outrées des conceptions qui dominaient.

En Allemagne, c’est presque tout Wagner qui m’endort : Dieu que Wotan est barbant ! Et la Walhalla, ah là là ! Tannhäuser me tanne et Lohengrin me chagrine. Seul Parsifal m’emballe car la réflexion philosophie y est réelle.

Tout est différent lorsque le livret vient d’un grand écrivain : je songe au Barbier de Séville par exemple, qui donne à l’opéra de Rossini, dont l’écriture musicale est déjà novatrice en elle-même, une impertinence qui nous ravit encore. C’est que l’intrigue est signée Beaumarchais, dont l’insolence ne vieillit pas et qui 40 ans avant cet opéra et 15 ans avant notre Révolution, ridiculise la noblesse et défend les domestiques ! C’est pourquoi ce barbier n’est pas rasoir.

Et si La Damnation de Faust de Berlioz a une autre densité spirituelle que le Faust de Gounod, c’est parce que le livret de Gandonnière s’inspire plus profondément de l’œuvre de Goethe.

didon-enéeHeureusement pour le prestige du livret et de l’intrigue, il n’y a pas que l’opéra du XIXe siècle : auparavant il y eut au XVIIe Purcell et son extraordinaire Didon et Enée resté magnifique, non seulement par sa musique mais par son écartèlement, toujours actuel 400 ans plus tard, entre d’un côté devoir d’Etat, morale dominante, colère des dieux, et de l’autre le sentiment et l’amour : ah ce lamento When I am laid in earth

Et puis survint Mozart ! Je ne perdrai évidemment pas de mots à louer sa musique d’opéra comme il convient ; mais ses livrets, ça c’est du texte ! Peut-être pas ceux des vingt opéras ; mais lisez à tête reposée ceux de L’Enlèvement au sérail, Le Nozze di Figaro, Don Giovanni, Così fan tutte ! Quelle intelligence incandescente, quel anticonformisme moqueur !

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Tiens une citation, une seule, très actuelle par les temps qui courent :

L’Enlèvement au sérail, acte II : Osmin voudrait bien profiter un peu de Blonde, puisqu’enfin quoi, c’est sa chose, une servante anglaise capturée par les pirates et que le pacha Selim lui a donnée. Mais Blonde repousse vertement sa libido insistante :

Blonde : Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln, Gefälligkeit und Scherzen, Erobert man die Herzen Der guten Mädchen leicht. On conquiert le cœur d’une gentille fille par la tendresse, les compliments ou le badinage…

Osmin : Zärtlichkeit ? Schmeicheln? Es ist mir wie pure Zärtlichkeit ! Wer Teufel hat dir das Zeug in den Kopf gesetzt ? Hier sind wir in der Türkei, und da geht’s aus einem andern Tone. Ich dein Herr, du meine Sklavin ; ich befehle, du mußt gehorchen ! Tendresse ? Compliments ? Qui diable t’a mis ces fadaises en tête ? Ici nous sommes en Turquie et les choses se disent sur un autre ton. Je suis ton homme, tu es mon esclave ; j’ordonne, tu dois obéir !

Blonde : Deine Sklavin ? Ich deine Sklavin ? Ha, ein Mädchen eine Sklavin ! Noch einmal sag mir das, noch einmal ! Ton esclave ? Moi ton esclave ? Haha, une jeune fille serait une esclave ! Dis-moi ça encore une fois, une seule fois !

Osmin : (für sich) Ich möchte toll werden, was das Mädchen für ein starrköpfiges Ding ist. (Laut) Du hast doch wohl nicht vergessen, daß dich der Bassa mir zur Sklavin geschenkt hat ? (en apparté) Cette fille est donc bornée. (à voix haute) Tu as peut-être oublié que tu m’as été offerte par le pacha comme esclave ?

Blonde : Bassa hin, Bassa her ! Mädchen sind keine Ware zum Verschenken ! Ich bin eine Engländerin, zur Freiheit geboren ; und trotz jedem, der mich zu etwas zwingen will ! Pacha par-ci, pacha par-là ! Les filles ne sont pas marchandise qu’on peut s’offrir ! Je suis une Anglaise, née libre et personne ne peut me contraindre à quelque chose !

Osmin : (beiseite) Gift und Dolch über das Mädchen! Beim Mahomet, sie macht mich rasend. (Laut) Ich befehle dir, augenblicklich mich zu lieben ! (en apparté) le poison et poignard sur cette fille ! Par Mahomet, elle m’exaspère. (à voix haute) Je t’ordonne de m’aimer à présent !

Blonde : Hahaha ! Komm mir nur ein wenig näher, ich will dir fühlbare Beweise Hahaha ! Approches-toi seulement un peu plus et je vais te donner des preuves sensibles de comment je t’aime !

etc. etc. !!

Die Entführung aus dem Serail K384 – El Liceu Barcelona 2011

22 décembre 2014