Ayant associé dans mon précédent propos Bretagne, poésie et courage, je ne peux absolument faire autrement que lui ajouter un post-scriptum, après être tombé par hasard sur une belle exposition photographique en port de Douarnenez.
Son sujet ? La Fleur de l’âge, projet de film avorté de Marcel Carné ; la plupart des photos, d’Émile Savitry, en montrent les trois mois de début de tournage qui se déroula en 1947 à Belle-Ile.
Ce projet cumulait à un tel point les significations qu’il mériterait un roman, que peut-être un jour un écrivain inspiré nous livrera. Le film La Fleur de l’âge reposait sur un scénario et des dialogues de Jacques Prévert, L’Île des enfants.
Un film Carné-Prévert : c’aurait donc pu être un chef-d’œuvre, à la suite de Drôle de drame, le Quai des brumes, le Jour se lève, les Visiteurs du soir, les Enfants du paradis et les Portes de la nuit. Avec bien entendu Joseph Kosma pour la musique.
D’autant que la distribution était prestigieuse : Arletty, Paul Meurisse, Julien Carette… et avec des débutants rien moins que prometteurs : Anouk Aimée, Martine Carol, Serge Reggiani…
Le scénario de Jacques Prévert L’Île des enfants, était fondé sur un évènement réel qui avait révolté le poète : au début des années 1930, des troubles avaient éclaté dans plusieurs maisons de redressement pour mineurs ; le 27 août 1934, des enfants s’étaient rebellés et enfuis de la colonie pénitentiaire domaine de Bruté de Belle-Ile-en-Mer. Tout semble avoir été immonde dans ce fait divers : des îliens et des vacanciers participèrent activement à la traque. Une prime de 20 francs par tête fut offerte. Les petits bagnards furent repris et battus : leurs cris retentirent dans l’île.
Immédiatement, Jacques Prévert écrit la Chasse à l’enfant, qui devient une chanson sur une musique de Joseph Kosma interprétée par Marianne Oswald ; cette chanson fait scandale et provoque les manifestations « indignées » des gardiens de bagnes :
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île, on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Il avait dit « J’en ai assez de la maison de redressement »
Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant, pas besoin de permis
Tous le braves gens s’y sont mis
Qu’est ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau.
Le 3 octobre 1936, Jacques Prévert écrit un article dans la Flèche pour défendre ces jeunes.
Une certaine Simone de Beauvoir – alors jeune enseignante – en sera marquée : dans La Force de l’âge elle note : « Sur un point, mon intérêt ni mon indignation ne s’émoussaient : la figure scandaleuse que prend dans notre société la répression. En 1934, à Belle-Île, de jeunes délinquants s’évadèrent ; des touristes se joignirent bénévolement à la police pour les traquer ; ils barraient la route avec des autos, leurs phares fouillaient les fossés. Tous les enfants furent repris et si éperdument battus que leurs hurlements émurent certains habitants de l’île. Une campagne de presse divulgua le scandale des bagnes d’enfants : l’arbitraire des détentions, les mauvais traitements, les sévices. Malgré l’éclat de ces révélations, on se borna à prendre quelques sanctions contre les administrateurs les plus coupables : le régime ne fut pas modifié. »
Début 1936, Jacques Prévert écrit l’Île des enfants perdus, texte plus développé puisque d’une cinquantaine de pages où il s’insurge contre le régime carcéral des enfants. Dès août 1936 Carné et Prévert décident d’en faire un film, mais on devine toutes les embûches qui leur seront opposées, le début du tournage est reporté à 1937 puis 1938 ; en juin 1938 le projet de film est interdit par la censure, interdiction renouvelée en juin 1939.
Après la guerre, en août 1946, le projet refait surface car Carné et Prévert s’obstinent. Ils font des concessions pour rendre le film moins « noir ». Malgré tout, en avril 1947, ce n’est que de justesse que la Commission de contrôle des films cinématographiques autorise le tournage : cinq voix contre, cinq voix pour, dont celle, prépondérante heureusement, du président.
Le tournage débute à Belle-Ile en avril 1947, mais le film semble décidément maudit : climat capricieux, difficultés financières, tensions relationnelles, noyade d’un figurant, grèves des techniciens, retard considérable sur le plan de travail, modifications du scénario au jour le jour, etc. Fin juillet 1947, le tournage est arrêté. En 1948, après des essais infructueux de reprise, Carné et Prévert finissent par céder leurs droits.
Au début des années 1950, les rushes disparaissent mystérieusement. Où sont passées ces bobines ? A ce jour le mystère demeure. Les seules images de la Fleur de l’âge sont donc les photographies de tournage prises par Émile Savitry.
La condition de prise en charge de l’enfance et adolescence appelée alors « inadaptée » ou « délinquante » stagnera encore une dizaine années.
J’en livre ici un souvenir personnel : au début des années 60 mon père, l’un des pionniers de la transformation des « centres de redressement » en « institutions d’éducation surveillée » sous le triple regard ministériel Santé–Justice-Education m’emmenait parfois, pour me faire entrevoir certaines réalités de la vie ‑ j’avais 10-12 ans – dans ses visites d’inspection des centres qu’il se préparait à restructurer. Centres fermés bien entendu. Aucun éducateur, bien sûr (le diplôme ne fut créé par les initiateurs dont il fit partie que quelques années plus tard) mais des garde-chiourmes, anciens flics ou militaires ou propriétaires terriens fatigués des labours et des vaches. Et ces tenanciers de centres le plus souvent tenaient en laisse de superbes chiens bergers car, disaient-ils, « on n’est jamais assez prudent… »
Ces images, 50 ans après, je les ai toujours en mémoire.
Mais les images que je veux garder aujourd’hui, sont celles d’une des actrices de ce qui donc ne devint jamais un film, mais elle allait néanmoins devenir célèbre, l’une des plus belles femmes que j’aie jamais vue : Anouk Aimée bien sûr… elle avait 15 ans.