Depuis plusieurs années déjà, signaux d’alarme et messages d’alerte se multiplient : l’obésité gagne du terrain, tant en incidence qu’en gravité. Pourtant, les moyens de la prévenir ou de s’en libérer sont assez bien connus, mais il s’agit d’un phénomène comportemental complexe et multifactoriel. Une oralité mal maîtrisée en quelque sorte, qui échappe presque entièrement à la volonté rationnelle et aux résolutions les plus solennelles.
Lecteur, lectrice, n’allez pas à l’instant vérifier la couverture du superbe fascicule que vous tenez en main : vous parcourez bien l’éditorial du Magazine du décideur hospitalier, non celui d’une des revues de diététique, d’éducation pour la santé ou de fitness qui se multiplient ces temps-ci. Car l’obésité dont je voudrais vous entretenir, c’est celle de la législation. Et ses dangers… ne sont pas minces !
Le diagnostic est indiscutable : ces derniers mois, plusieurs centaines de pages de lois nouvelles sont venues alourdir un empâtement textuel déjà fort encombrant [1]. Quant à notre réglementation replète, elle peine depuis longtemps à se mouvoir sans essoufflement. L’adage « Nul n’est censé ignorer la loi » est devenu une aimable bouffonnerie puisque, non seulement le citoyen lambda est largué depuis belle lurette dans l’inextricable maquis des lois, ordonnances, décrets et arrêtés, mais le législateur lui-même et ses rédacteurs patentés y trébuchent de plus en plus souvent. Ainsi, dans le fourgon des lois promulguées début août, telle disposition de l’une venait modifier un article ou paragraphe… déjà modifié ou abrogé par une autre loi du jour ou de la veille !
Et cette logomachie qui s’étale complaisamment au Journal officiel en verbeuses considérations liminaires ou annexes aux lois elles-mêmes… Aujourd’hui nous avons affaire à des fabricants de textes, non plus à des juristes, et ceci explique peut-être cela. L’oeuvre remarquable de la Commission supérieure de codification, bien peu médiatisée, alors qu’il s’agit d’un travail essentiel pour démocratiser concrètement l’accès au droit, « un objectif de valeur constitutionnelle » selon le Conseil constitutionnel, s’essouffle devant ces continuelles productions à haut débit [2].
Certes direz vous, il s’agit là de petits travers de la démocratie et de l’Etat de droit, que l’actualité internationale nous impose ô combien de relativiser. Mais on s’illusionnerait en ne voyant là qu’une aberration technique vénielle, un dommage très collatéral d’une gouvernance en quête de signes extérieurs d’efficacité. Il y a peu, on tenait encore l’obésité pour simple désagrément esthétique ou petit handicap de mobilité… avant de s’apercevoir récemment qu’elle induit ou aggrave nombre de pathologies sévères et réduit sensiblement l’espérance moyenne de vie…
A force d’ignorer les mises en garde des juristes authentiques [3], qui savent que loi lisible et vie sociale paisible c’est pareil, on se dirige vers un « trou noir » où la matière législative et réglementaire, monstrueusement massive et surabondante, va s’effondrer sur elle-même, empêchant peu à peu la clarté du Droit de venir adoucir notre ordre social… qui en a cependant bien besoin. Devenue technique exclusive de jurisconseils, d’avocats spécialisés, la loi alors réduite à une norme utilitaire, simple régulation des rapports individuels, des intérêts consuméristes, des conflits interpersonnels, ou garde-fou sécuritaire, à moins que ce ne soit instrument d’e–business, ne subsistera qu’en appendice d’un libéralisme enfin libéré de toute contrainte archaïquement citoyenne…
[1] J’exagère ? Jugez vous-même : loi n° 2004‑800 du 6 août relative à la bioéthique : 40 articles, 26 000 mots ; loi 2004‑806 du 9 août, santé publique : 158 articles, 51 000 mots ; loi 2004‑809 du 13 août, responsabilités locales : 203 articles, 59 000 mots ; loi 2004‑810 du 13 août, assurance maladie : 76 articles, 32 000 mots ; loi 2004‑811 du 9 août, sécurité civile : 103 articles, 23 000 mots…
[2] Et je ne vous parlerai pas ce jour de Légifrance, n’ayant nulle envie de gâter la bonne humeur que provoque un si bel automne après un été sans canicule…
[3] Déjà, dans des approches certes différentes, Frédéric Bastiat dès 1850 et Friedrich von Hayek dans les années 1950 stigmatisent la « loi pervertie » ou le « déclin du vrai droit », que masque l’inflation normative…