Alors là je vous avertis d’emblée : si vous voulez un fast-film, à consommer rapidement un vendredi soir après le mojito et avant les sushis, courez en voir un autre !
Car Senses est un film fleuve qui s’étale tranquillement sur plus de cinq heures. Ne vous désespérez cependant pas : vous aurez le loisir de siroter au moins trois mojitos et avaler autant de plateaux de sushis car le distributeur a pris la sage précaution de répartir les cinq épisodes de l’opus sur trois séances séparées.
Mais direz-vous nonobstant, c’est quoi ce monument redoutable ? Un Everest de l’ennui à gravir sous masque à oxygène, à l’instar d’autres 8 000 tels Le Soulier de satin de Oliveira et Le Tango de Satan de Tarr (ces deux font-ils la paire ? Saint Claudel dites-le nous !)
Ou plus sagement Out 1 Noli me tangere de Rivette & Schiffman, Guerre et paix de Bondartchouk ou encore La Condition de l’homme de Kobayashi ? Ah, là vous brûlez puisque Senses est également l’œuvre d’un Japonais, Ryusuke Hamaguchi.
Pourtant rien d’éprouvant dans ce parcours : c’est celui de quatre femmes, quatre amies, Akari (Sachie Tanaka), Sakurako (Hazuki Kikuchi), Fumi (Maiko Mihara) et Jun (Rira Kawamura) qui croyaient bien se connaître mais découvrent, à la faveur d’un évènement inattendu, qu’elles ne se sont jamais suffisamment écoutées et comprises.
Alors sous le mince prétexte d’une intrigue minimaliste, ce beau film n’est qu’une série de variations (au sens où Bach et Beethoven, sur une autre partition, pratiquaient ce genre avec génie) sur le quotidien qui s’écoule et s’enfuit, une leçon quasiment philosophique sur le regard et l’écoute qu’il faut sans cesse conforter et restaurer parce que la vie moderne sans cesse les altère.
La rare vertu du film, c’est aussi de nous donner à voir, au-delà d’une société japonaise si lointaine et différente (que je ne connais d’ailleurs pas) l’universalité des relations personnelles et aussi la finesse que la femme sait préserver lorsque trop souvent l’homme cède à l’aveuglement ou à la passion, et ceci rend le récit proche et accessible à notre entendement. Certes le Japon demeure plus patriarcal que la France… mais de combien ? énormément, beaucoup, ou finalement très peu ? A vous de juger, quant à moi j’ai mon opinion que je vous communiquerai plus tard quand vous aurez vu le film.
Quel autre film aurais-je vu d’une intensité équivalente ? Je triture ma mémoire, j’explore ma culture cinématographique très sommaire, je n’en trouve pas. Peut-être au loin, très loin dans mes réminiscences, Bresson ? Mais c’était chiant Bresson, du moins telle est la souvenance sans doute injuste et partiale que j’en conserve. Rohmer ? C’est moins long mais c’est encore plus chiant ; mystère de la relativité et de la contraction ou de la dilatation du temps dans l’espace cinématographique.
Faut-il le dire ? Ces cinq heures de cinéma sont légères comme le vol de la libellule ou la fleur du cerisier parce que la mise en scène est géniale et que les quatre actrices sont exceptionnelles et pourtant ce ne sont pas des comédiennes professionnelles, il s’agit de leur premier rôle au cinéma !
18 mai 2018