2023 08 10 : Madone des sleepings, Madone des Day use

Il est bien oublié aujourd’hui Maurice Dekobra… qui fut pourtant l’écrivain français le plus lu de l’entre-deux-guerres. Il vendra plus de 90 millions de livres et sera une véritable star mondiale de la littérature de gare ou de transatlantique. Pour lui faire autographer un livre à New-York, il y eut une fois six kilomètres de queue.

Parmi ses 110 romans je n’en ai lu qu’un, d’ailleurs le plus célèbre : La Madone des sleepings. Une histoire, audace de modernité pour l’époque ! mêlant espionnage, luxe, diplomatie, amour et sexe, entre une jeune et jolie veuve, un prince oriental, un haut responsable russe bolchevik et une troublante mais implacable commissaire politique du KGB. En quelque sorte, Dekobra fut à la libération de la Femme ce que, par exemple, André Rieu est à la grande Musique.

Cette intrigue rocambolesque, invraisemblable et aujourd’hui très datée se déroule sur quelques jours dans un wagon-lit d’un train de luxe international. En anglais sleeping-car, d’où le titre.

Alors moi, si jamais j’écris un roman, ce qu’à Dieu ne plaise ! je l’intitulerai, pour coller aux usages du moment aussi bien que le fit Dekobra, La Madone des Day use.

Car les trains de luxe internationaux ayant disparu, les cabines des vols au long cours étant trop exiguës pour les ébats amoureux, même en première classe, les hommes d’affaires à faire ou déjà faits étant trop pressés pour se prélasser dans les hôtels cinq étoiles toute une nuit, tout un week-end, c’est dans les hôtels Day use qu’on rencontre désormais les madones ensorcelantes et enjôleuses qui quelquefois, parfois, savent en une heure ou deux faire voyager l’homme empressé aussi loin qu’en Trans-Europ-Express ou Transsibérien… Contre espèces sonnantes et trébuchantes ? Ce n’est qu’un point de détail trivial !

Day use ? Indécrottables hexagonaux, vous ignorez la signification hôtelière de cette business donc english appellation ? Elle signifie « usage en journée » ou « usage de jour ». L’hôtel met à disposition marchande des chambres en journée, sur un créneau horaire compris entre 8 h et 20 h.

Socialement, ce ne sont plus les VIP de Dekobra ; ces usagers sont des petits ou très moyens bourgeois.

Car les riches, les vrais, dans la hantise des paparazzi, des Viva, des Voilà et autres racailles de presse people, ne se risquent plus accompagnés d’une madone dans les lieux publics, ni même dans les lieux privés mais perméables aux curiosités des photos smartphone.

Je ne saurais donc vous décrire même sommairement leurs escapades soigneusement protégées dans des palaces à trois niveaux de sécurité, sur des yachts hors de portée de téléobjectif ou de drone, dans des luxury resorts à double rang de vigiles et de barbelés. Rien, rien, rien, je ne vous dirai rien sur Bernard Arnault, exemple que je hasarde ici mais peut-être innocent de la chose de laquelle je vous cause…

Les Day use hôtels, les précédentes générations les nommaient les 5 à 7, abréviation éloquente de 5 à 7 heures de l’après-midi ; donc une plage horaire sinon plus stricte, en tout cas plus restrictive. Le 5 à 7 aujourd’hui c’est le créneau de l’heure de l’apéro, plus classieusement anglicisée en happy hours et où l’on consomme non en chambre mais en terrasse ; mais l’essentiel n’est-il pas d’avoir l’ivresse ?

A la génération d’avant on entendait aussi souvent TAC et il me fallut quelque temps pour qu’on me révèle que cela signifiait Tendresse Après-midi Câlin.

Il fut une période, durant les 15 années de ma deuxième vie professionnelle, où je courrais les hôtels proches des gares ou aéroports pour réaliser des reportages ou interviewer des personnalités en transit, entre deux vols, entre deux trains, toujours pressés. Sinistres lieux tous ressemblants, clean et standardisés, plus rien à voir hélas avec les hôtels de charme, modestes ou luxueux, qui firent le chic des voyages d’antan. Dans ces hôtels multi-dupliqués, je voyais passer, s’attendre, se faire signe, se biser, et monter puis redescendre, ces Day usagers cravatés et usagères décolletées, ces consommateurs argentés et ces cavales altières de notre siècle déglingué.

Faire de çà un roman ? Je n’en risquerai même pas la première page : il m’y manquerait un héros distingué et une pure héroïne…

10 août 2023

Et rien que pour vous infliger l’embarras du non-choix :