Spleen et idéal : XXXVI – LE BALCON

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses [1],
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon [2],
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! que ton cœur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l’espace est profond ! que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,
Et revis [3] mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses [4]
Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux ?
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes [5],
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes ?
— Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

Georges Chelon 1997

Debussy – Dawn Upshaw

Debussy – Felicity Lott

Jeanne Duval, 1858 par Charles Baudelaire

[1] Ce poème évoque sans doute Jeanne Duval.
[2] Les poêles domestiques brûlaient du charbon : Baudelaire indique ici que la scène se passe en hiver, alors qu’au vers suivant il évoque l’été.
[3] Du verbe revivre.
[4] Qui expriment l’abandon, la langueur d’une passion amoureuse.
[5] Instruments servant à déterminer la profondeur de l’eau et la nature du fond.