Spleen et idéal : XXXIX – Je te donne ces vers…

Je te donne [1] ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorisé par un grand aquilon [2],

Ta mémoire [3], pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon [4],
Et par un fraternel et mystique [5] chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;

Être maudit à qui, de l’abîme profond
Jusqu’au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !
— Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,

Foules [6] d’un pied léger et d’un regard serein
Les stupides mortels qui t’ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais [7], grand ange au front d’airain [8] !

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Georges Chelon 1997

[1] Baudelaire s’adresse encore ici à Jeanne Duval.
[2] Vent du nord, froid et violent.
[3] Ici au sens de : ton souvenir.
[4] Instrument de musique grec de cordes tendues sur une caisse que l’on frappe avec deux maillets.
[5] Qui concerne les pratiques, les croyances visant à une union entre l’homme et la divinité.
[6] Du verbe fouler : écraser avec les pieds ; au sens figuré traiter avec un grand mépris; dédaigner.
[7] Pierre fine noire : désigne par tradition un noir brillant, souvent à reflets bleus métalliques.
[8] Synonyme ancien de bronze.