Tableaux parisiens : XCV – LE CRÉPUSCULE DU SOIR

Voici le soir charmant, ami du criminel ;
Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve [1],
Et l’homme impatient se change en bête fauve.

Ô soir, aimable soir, désiré par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd’hui
Nous avons travaillé ! — C’est le soir qui soulage
Les esprits que dévore une douleur sauvage,
Le savant obstiné dont le front s’alourdit,
Et l’ouvrier courbé [2] qui regagne son lit.
Cependant des démons malsains dans l’atmosphère
S’éveillent lourdement, comme des gens d’affaire,
Et cognent en volant les volets et l’auvent.
À travers les lueurs que tourmente le vent [3]
La Prostitution s’allume dans les rues ;
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;
Partout elle se fraye un occulte [4] chemin,
Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main ;
Elle remue au sein de la cité de fange [5]
Comme un ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;
Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,
S’emplissent de catins [6] et d’escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci [7],
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent !
La sombre Nuit les prend à la gorge [8] ; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
L’hôpital se remplit de leurs soupirs. — Plus d’un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée.

Encore la plupart n’ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n’ont jamais vécu !

Lecteur audio

Georges Chelon 1997

[1] Synonyme ancien de chambre à coucher.
[2] De fatigue.
[3] Le vent faisait vaciller la lumière des lampadaires à gaz.
[4] Secret, dissimulé.
[5] Boue, bourbe – au sens figuré ce qui souille, bassesse, abjection.
[6] Femmes de mauvaises mœurs, prostituées.
[7] Au sens de : pitié.
[8] Figuré : prendre quelqu’un à la gorge, lui faire violence, le presser sans relâche.