Spleen et idéal : LXXXIV – L’IRREMÉDIABLE

I

Une Idée, une Forme, un Être [1]
Parti de l’azur et tombé
Dans un Styx [2] bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre ;

Un Ange, imprudent voyageur
Qu’a tenté l’amour du difforme [3],
Au fond d’un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur,

Et luttant, angoisses funèbres !
Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les ténèbres ;

Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles [4],
Pour fuir d’un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé ;

Un damné descendant sans lampe,
Au bord d’un gouffre dont l’odeur
Trahit l’humide profondeur,
D’éternels escaliers sans rampe,

Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore [5]
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu’eux ;

Un navire pris dans le pôle,
Comme en un piège de cristal,
Cherchant par quel détroit fatal
Il est tombé dans cette geôle [6] ;

— Emblèmes [7] nets, tableau parfait
D’une fortune [8] irremédiable,
Qui donne à penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu’il fait !

II

Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir !
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces [9] sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
— La conscience dans le Mal !

Georges Chelon 1997

[1] Allusion à la doctrine chrétienne de la gnose dualiste qui considère le corps et la vie terrestre comme une prison dont l’homme doit se libérer pour être sauvé.
[2] Mythologie grecque : fleuve qui fait neuf fois le tour des Enfers.
[3] De la laideur.
[4] Au sens de : vains.
[5] Nom de divers corps brillants dans l’obscurité.
[6] Prison.
[7] Figures symboliques.
[8] Au sens de :situation (ici malheureuse).
[9] Antiphrase : dans la mythologie romaine, déesses du charme et de la beauté.