Spleen et idéal : LXXXIII – L’HÉAUTONTIMOROUMÉNOS

À J. G. F [1]

Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher,
Comme Moïse le rocher [2] !
Et je ferai de ta paupière,

Pour abreuver mon Saharah,
Jaillir les eaux de la souffrance.
Mon désir gonflé d’espérance
Sur tes pleurs salés nagera

Comme un vaisseau qui prend le large,
Et dans mon cœur qu’ils soûleront
Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge !

Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ?

Elle est dans ma voix, la criarde !
C’est tout mon sang, ce poison noir !
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère [3] se regarde.

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet [4] et la joue !
Je suis les membres et la roue [5],
Et la victime et le bourreau !

Je suis de mon cœur le vampire,
— Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire !

Georges Chelon 1997

Léo Ferré 2008

HÉAUTONTIMOROUMÉNOS Ce titre grec qui signifie « bourreau de soi-même » reprend le titre d’une pièce du dramaturge latin Térence (-190 – 159).
[1] De nombreuses hypothèses ont été avancées par des baudelairiens, mais on ne sait pas à qui font allusion ces initiales JGF.
[2] Selon la Bible, les Israélites, dans le désert depuis 40 ans, ne trouvaient pas d’eau. Ils s’en prirent à leur chef Moïse. Celui-ci obtint de Dieu de frapper un rocher avec son bâton et il en sortit de l’eau.
[3] Mythologie grecque : les Érinyes sont des furies persécutrices. Mégère (la Haine) est l’une d’elles.
[4] Gifle.
[5] Supplice introduit en France au XVIe siècle consistant à rompre les membres du condamné puis à l’attacher sur une roue.