Les Epaves : III – FEMMES DAMNEES

DELPHINE ET HIPPOLYTE [1]

À la pâle clarté des lampes languissantes [2],
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur [3].

Elle cherchait d’un œil troublé par la tempête
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis [4] les paresseuses larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne [5] volupté [6],
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait [7] sa fragile beauté.

Étendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Après l’avoir d’abord marquée avec les dents.

Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s’allongeait vers elle
Comme pour recueillir un doux remercîment [8].

Elle cherchait dans l’œil de sa pâle victime
Le cantique [9] muet que chante le plaisir
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu’un long soupir :

— « Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses ?
Comprends-tu maintenant qu’il ne faut pas offrir
L’holocauste [10] sacré de tes premières roses
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?

Mes baisers sont légers comme ces éphémères [11]
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs [12] déchirants ;

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié….
Hippolyte, ô ma sœur ! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,

Tourne vers moi tes yeux pleins d’azur et d’étoiles !
Pour un de ces regards charmants, baume [13] divin,
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
Et je t’endormirai dans un rêve sans fin ! »

Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête :
— « Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
Comme après un nocturne et terrible repas.

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts.

Avons-nous donc commis une action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : « Mon ange ! »
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection [14],
Quand même tu serais une embûche dressée,
Et le commencement de ma perdition [15] ! »

Delphine secouant sa crinière tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer [16],
L’œil fatal, répondit d’une voix despotique [17] :
— « Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer ?

Maudit soit à jamais le rêveur inutile,
Qui voulut le premier dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté !

Celui qui veut unir dans un accord mystique [18]
L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
À ce rouge soleil que l’on nomme l’amour !

Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide ;
Cours offrir un cœur vierge [19] à ses cruels baisers ;
Et, pleine de remords et d’horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés [20]

On ne peut ici bas contenter qu’un seul maître ! »
Mais l’enfant, épanchant une immense douleur,
Cria soudain : — « Je sens s’élargir dans mon être
Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur !

Brûlant comme un volcan, profond comme le vide !
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant
Et ne rafraîchira la soif de l’Euménide [21]
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu’au sang.

Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos !
Je veux m’anéantir dans ta gorge [22] profonde
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! »

— Descendez, descendez, lamentables [23] victimes, [24]
Descendez le chemin de l’enfer éternel !
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir [25] votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Jamais un rayon frais n’éclaira vos cavernes ;
Par les fentes des murs des miasmes [26] fiévreux
Filent en s’enflammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

L’âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit [27] votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence [28]
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous [29] !

Georges Chelon 1997

Ce poème aurait été inspiré à Baudelaire par le roman La Religieuse de Diderot, publié à titre posthume en 1796 et qui fit scandale.
[1] Hippolyte était la reine des Amazones, emblématique des relations saphiques.
[2] Faibles.
[3] Pureté, innocence, naïveté sans défiance.
[4] A l’éclat estompé, diminué.
[5] Mélancolique.
[6] Plaisir sensuel.
[7] Imparfait du verbe parer.
[8] Graphie ancienne de remerciement.
[9] Chant religieux, donc ici employé par provocation.
[10] Le sacrifice irréversible.
[11] Sorte de petites libellules qui ne vivent que quelques heures.
[12] Fer de la charrue labourant la terre.
[13] Ici au sens figuré : consolation, adoucissement.
[14] Sœur non par la naissance, mais par libre choix en vertu d’une préférence dictée par la raison ou par le sentiment.
[15] Dans la religion, état de péché qui prive l’âme de toute chance de salut.
[16] Comme celui de la Pythie dont les oracles furieux s’accompagnaient de trépignements.
[17] Autoritaire.
[18] Qui concerne les pratiques, les croyances visant à une union entre l’homme et la divinité.
[19] Indemne, neuf.
[20] Marqués de cicatrices ; la religion chrétienne et les évangiles évoquent les stigmates de Jésus-Christ.
[21] Mythologie grecque : divinité persécutrice des criminels.
[22] Les seins d’une femme.
[23] Qui inspirent la pitié ou la tristesse par leur situation douloureuse.
[24] Selon ses confidents, ces cinq dernières strophes, d’indignation outrée et factice, auraient été ajoutées ironiquement par Baudelaire pour désarmer les arguments du Parquet en vue de son procès ; de toute évidence, elles contrarient totalement l’admiration du saphisme exprimée par le poète dans la pièce précédente.
[25] Satisfaire.
[26] Émanations provenant de substances organiques : effluves de certaines maladies contagieuses.
[27] Raidit.
[28] Terme théologique pour désigner le désir vif et coupable des plaisirs sensuels.
[29] Aux cinq dernières strophes ajoutées par Baudelaire pour déjouer la censure, ce dernier vers est comme un défi pour proclamer sans appel ce qu’il pense réellement : « l’infini que vous portez en vous ».