Les Epaves : IV – LE LÉTHÉ

Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre adoré, monstre aux airs indolents [1] ;
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l’épaisseur de ta crinière lourde [2] ;

Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tête endolorie,
Et respirer, comme une fleur flétrie,
Le doux relent de mon amour défunt.

Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !
Dans un sommeil, douteux [3] comme la mort,
J’étalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.

Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;
L’oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers.

À mon destin, désormais mon délice,
J’obéirai comme un prédestiné ;
Martyr docile, innocent condamné,
Dont la ferveur attise le supplice,

Je sucerai, pour noyer ma rancœur,
Le népenthès [4] et la bonne cigüe [5]
Aux bouts charmants de cette gorge [6] aigüe
Qui n’a jamais emprisonné de cœur.

Léo Ferré 1957

Georges Chelon 1997

LÉTHÉ Mythologie grecque : fleuve des enfers où les ombres des morts allaient boire pour oublier le passé, et tomber en léthargie.
[1] Insensibles, indifférents.
[2] On peut donc penser que ce poème évoque Jeanne Duval.
[3] Au sens de : aussi doux que la mort.
[4] Chez Homère : breuvage magique propre à dissiper la mélancolie et la colère, à provoquer l’oubli.
[5] Plante vénéneuse : elle a empoisonné Socrate en 399 avant JC puisque le broyat de ses graines était la recette du poison létal utilisé à Athènes.
[6] Les seins d’une femme.