Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre adoré, monstre aux airs indolents [1] ;
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l’épaisseur de ta crinière lourde [2] ;
Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tête endolorie,
Et respirer, comme une fleur flétrie,
Le doux relent de mon amour défunt.
Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !
Dans un sommeil, douteux [3] comme la mort,
J’étalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;
L’oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers.
À mon destin, désormais mon délice,
J’obéirai comme un prédestiné ;
Martyr docile, innocent condamné,
Dont la ferveur attise le supplice,
Je sucerai, pour noyer ma rancœur,
Le népenthès [4] et la bonne cigüe [5]
Aux bouts charmants de cette gorge [6] aigüe
Qui n’a jamais emprisonné de cœur.
Léo Ferré 1957
Georges Chelon 1997