Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux [1]
Où l’humanité grouille en ferments [2] orageux ;
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poëte,
Et, sans prendre souci des mouchards [3], ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projets.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament [4] comme un dais [5] suspendu
S’enivre des splendeurs de sa propre vertu.
Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
Moulus [6] par le travail et tourmentés par l’âge,
Éreintés et pliant sous un tas de débris,
Vomissement confus de l’énorme Paris,
Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles [7],
Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux
Se dressent devant eux, solennelle magie !
Et dans l’étourdissante et lumineuse orgie [8]
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour !
C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole [9]
Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole [10] ;
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence [11]
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !
Georges Chelon 1997