Je méprise ce peintre. Son sujet de prédilection : les femmes à vendre, à acheter ou à louer.
Les « courtisanes » les « cocottes », les « poules », les « danseuses », les « horizontales », les « demi-mondaines » ou encore, plus larga manu, oserai-je dire, les « maîtresses » : l’imagination masculine était débridée au tout début du XXe siècle pour désigner les prostituées sans employer ce mot trivial.
Qu’elles se livrent aux désirs des riches et des aristocrates, à domicile, en boudoir, en garçonnière ou en ou maison close de standing genre One-two-two ou Sphinx ou Chabanais, qu’elles souffrent le martyre de l’abattage dans deux cents bordels de dernier ordre, elles formaient à Paris à cette époque une piétaille fornicable et corvéable à merci d’environ 120 000 femmes.
Mais les pouvoirs publics, le fisc, la police et la médecine aimant l’ordre, la statistique et la salubrité, elles étaient encartées pour être surveillées, taxées et suivies pour les MST qu’on ne savait soigner.
Il y en avait pour tous les goûts, pour toutes les bourses, pour toutes les inconduites, car avant l’automobile cette femme n’était vue que comme une carrosserie que l’on convoite ou que l’on dédaigne selon son châssis, ses courbes, ses enjoliveurs, ses reprises, bref son allure et ses performances. La littérature surabonde de ces personnalités féminines, soit pour les valoriser, soit pour les plaindre, le plus souvent pour les stigmatiser d’un ton de Tartuffe : cachez ce sein que je ne saurais voir (en tout cas pas là, maintenant, devant tout le monde).
Même le Prince de Galles, donc fils de la très vertueuse et prude Reine Victoria, avait ses adresses, ses chambres, ses nuits chaudes à Paris, alors capitale mondiale de la luxure tarifée. Les Messieurs importants se donnaient commodément rendez-vous dans un bordel de luxe pour y parler sérieusement affaires et contrats avant la galipette ou la levrette.
Je ne blâme aucunement ces femmes, éludées aujourd’hui sous les dénominations, anglaises évidemment, d’escorts ou de call-girls. J’ai eu l’occasion il y a quelques années d’exposer longuement mon point de vue sur ces professionnelles respectables et je n’y reviendrai pas.
Non, si je méprise Giovanni Boldini ce n’est pas pour avoir montré avec un pinceau voluptueux ou licencieux ces femmes, ainsi que leurs proches voisines : les femmes du monde, souvent prostituées une fois pour toutes avec un seul et même client.
Je ne critique pas davantage Giovanni Boldini pour avoir largement participé à ces débauches et turpitudes : je reste fidèle au principe de toujours séparer la vie personnelle de l’auteur d’avec son œuvre.
Ce que je n’encadre pas chez lui c’est d’avoir promu et glorifié cette gauloiserie hypocrite, peignant les prostituées de luxe (qu’il dénommait « divinités » !) sous le point de vue le plus attirant, c’est-à-dire celui du porc de client et de ses envies respectables car solvables. Il rendait la prostitution fascinante, convenable, mondaine, voire poétique et esthétique, sachant dans ses toiles revêtir l’érotisme d’une enveloppe de luxe, de satins, de soies et de gracilité. Il était le faire-valoir rétribué de ce dérèglement des sens qui ne devait rien à Arthur Rimbaud et tout à Félix Faure.
Regardez ses tableaux et vous admettrez sans doute de quelle mystification et mythification je m’indigne.
Mais je m’indigne plus encore du vocable que les thuriféraires de l’élite ont inventé pour désigner cette période graveleuse : la Belle Epoque.
Ah oui, tiens ! Belle Epoque pour nos grands-pères alors enfants allant au charbon, nos arrière-grand-pères ouvriers crevant à 50 ans, nos arrière-grands-mères amenées au mariage comme des génisses à la saillie. Belle Epoque qui se traduisait dans nos colonies d’Afrique et d’Asie par des meurtres de masse innombrables et un esclavage à peine dissimulé ; où nous allions en Chine assujettir les élites à l’opium pour les rendre dociles. Belle Epoque qui aboutira à la guerre la plus atroce jamais subie en Europe, la boucherie de millions d’innocents de notre belle jeunesse.
Des littérateurs prêtèrent leur plume à cette tromperie funeste de la Belle Epoque ; Giovanni Boldini lui prêta son pinceau.
Et comble du comble, en allant au Petit-Palais voir ce peintre de la prostitution mondaine, je constatai que 150 ans plus tard les organisateurs, pourtant éclairés sur les turpitudes de cette sale époque, avaient pudibondement dénommé cette exposition « Les plaisirs et les jours ».
Et j’ai même lu que d’aucuns « experts » de l’art et de la culture considèrent que Boldini fut un chantre de la féminité et donc… d’une des premières manifestations du féminisme !
30 juin 2022
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