2022 06 02 : Baudelaire et Pol, les belles inconnues

On sera tenté de rapprocher deux poèmes : À une passante, sonnet XCIII des Fleurs du Mal que Charles Baudelaire composa en 1845 et Les passantes que livra Antoine Pol en 1918 dans son recueil Émotions poétiques, mis en chanson par Georges Brassens en 1972.

On peut se demander si Pol connaissait le poème de Baudelaire et en fut influencé, tant sont nombreuses les similitudes : femme inconnue qu’on voit surgir et qu’on aime une seconde, car un destin différent l’entraîne, on ne la reverra jamais…

Pourtant, quel contraste dans l’idée de la femme portée par ces deux poètes !

Celle de Pol répond au conformisme galant de la Belle époque : gracieuse, fluette, les yeux charmants, elle exprime peut-être une mélancolie, une fragilité, car son cœur sans doute attend l’homme providentiel, sans deviner qu’il est là.

Celle de Baudelaire est majestueuse, fastueuse, déterminée, son œil porte l’ouragan ; c’est elle qui en impose à cet homme extravagant, car clairvoyante elle a deviné qu’il l’aimait.

Quant aux deux hommes ?

Celui de Pol marque réserve et timidité : un baiser qu’il n’ose pas prendre car la Femme « est peut-être déjà prise », mais il reste dans une autosatisfaction bien masculine (il est le seul à la comprendre) et en gardera un regret tristounet.

Tandis que celui de Baudelaire est crispé, extravagant, totalement sous l’emprise de la noble femme qui passe et l’a percé à jour.

Le féminisme de Baudelaire en 1845 aurait-il été en avance sur celui de Pol en 1918 ?

Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
XCIII – À une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston   et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Antoine Pol
Les passantes

Je veux dédier ce poème
À toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets
À celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais

À celle qu’on voit apparaître
Une seconde, à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui

À la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré la main

À la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n’est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal

À celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d’un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D’un avenir désespérant

À ces timides amoureuses
Qui restèrent silencieuses
Et portent encor votre deuil
À celles qui s’en sont allées
Loin de vous, tristes esseulées
Victimes d’un stupide orgueil.

Chères images aperçues
Espérances d’un jour déçues
Vous serez dans l’oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu’on se souvienne
Des épisodes du chemin

Mais si l’on a manqué sa vie
On songe avec un peu d’envie
À tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu’on n’osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu’on n’a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir.

Léo Ferré 1967 – Baudelaire – A une passante

Georges Chelon 1997 – Baudelaire – A une passante

Georges Brassens 1972 – Pol – Les passantes

2 juin 2022