Aragon a écrit quantité de poèmes, comme Ronsard, Lamartine, Hugo… Si on en a le loisir et l’envie on peut les lire tous, systématiquement. Mais inévitablement, pour ces auteurs abondants, on nourrit dans la mémoire du cœur et de l’esprit une sélection personnelle.
Et miracle des affinités poétiques, le choix qu’en fit Philippe Caubère en 1996 (large choix quand même : deux déclamations de deux heures chacune !) recouvrait presque exactement le mien.
Et parmi eux, ces quatre vers, qui parmi tant d’autres mais plus et plus encore ne cessent de me hanter depuis mes 15 ans :
Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé
Qui le saisit à la crinière entre ses genoux qui le dompte
N’entend désormais que le bruit des fers de la bête qu’il monte
Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l’équipée…
Mais lui-même est un poète, Caubère ! Magnifique poète récitant, car même si ses compositions semblent en prose la sonorité, la musique de ses mots est ensorcelante. Et je le sais non seulement pour avoir entendu (trois fois !) ses quatre heures de déclamation d’Aragon, mais la totalité (me semble-t-il) de sa gigantesque œuvre autobiographique Le Roman d’un acteur qui nous transporte, de 1950 à 1970, de sa naissance à Marseille jusqu’au Vincennes du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine…
Cela en plus de trente heures hypnotisantes car sans décors, sans artifices (une chaise, un chapeau, un châle).
Autobiographie que j’ai revue une deuxième fois, reprise et retravaillée dans L’Homme qui danse : cette fois huit spectacles de 3 heures chacun au Théâtre du Rond-Point en 2007. Et enfin (mais peut-être pas fin ?) Adieu Ferdinand ! en trois parties en 2018…
Philippe Caubère – Le Bac 68, question orale : La Sibérie
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Pauvre Aragon, à qui certains reprochent une tendance un peu facile à versifier, à tout propos. Il n’est pas faux que ses 3 000 pages de vers ne sont évidemment pas toutes de haute inspiration… ni chez Ronsard, Lamartine, Hugo. C’est le lot de tous les écrivains prolixes.
En tout cas, ses vers se prêtaient bien à la mise en musique et nombreux furent les chanteurs ou les musiciens à l’avoir fait.
Brassens nous livra son adaptation d’Il n’y a pas d’amour heureux en 1953.
Léo Ferré en 1961 a magnifiquement chanté une sélection soigneusement diversifiée de dix poèmes du Roman inachevé.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
L’étrangère
Jean Ferrat, que j’aimais pourtant bien, commis en 1975 une chanson un peu nunuche : La femme est l’avenir de l’homme :
Le poète a toujours raison
Qui voit plus haut que l’horizon
Et le futur est son royaume
Face à notre génération
Je déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme… Etc. etc.
Cette chanson je la trouvais décidément grandiloquente et creuse. Alors dès que je le pus, j’en recherchai l’origine ‑ à l’époque sans Internet ce n’était pas évident ‑ cela se trouve dans Le Fou d’Elsa publié en 1963 :
Zadjal de l’avenir [1]
Comme à l’homme est propre le rêve
Il sait mourir pour que s’achève
Son rêve à lui par d’autres mains
Son cantique sur d’autres lèvres
Sa course sur d’autres chemins
Dans d’autres bras son amour même
Que d’autres cueillent ce qu’il sème
Seul il vit pour le lendemain
S’oublier est son savoir-faire
L’homme est celui qui se préfère
Un autre pour boire son vin
L’homme est l’âme toujours offerte
Celui qui soi-même se vainc
Qui donne le sang de ses veines
Sans rien demander pour sa peine
Et s’en va nu comme il s’en vint
Il est celui qui se dépense
Et se dépasse comme il pense
Impatient du ciel atteint
Se brûlant au feu qu’il enfante
Comme la nuit pour le matin
Insensible même à sa perte
Joyeux pour une porte ouverte
Sur l’abîme de son destin
Dans la mine ou dans la nature
L’homme ne rêve qu’au futur
Joueur d’échecs dont la partie
Perdus ses chevaux et ses tours
Et tout espoir anéanti
Pour d’autres rois sur d’autres cases
Pour d’autres pions sur d’autres bases
Va se poursuivre lui parti
L’homme excepté rien qui respire
Ne s’est inventé l’avenir
Rien même Dieu pour qui le temps
N’est point mesure à l’éternel
Et ne peut devenir étant
L’immuabilité divine
L’homme est un arbre qui domine
Son ombre et qui voit en avant
L’avenir est une campagne
Contre la mort Ce que je gagne
Sur le malheur C’est le terrain*
Que la pensée humaine rogne
Pied à pied comme un flot marin
Toujours qui revient où naguère
Son écume a poussé sa guerre
Et la force du dernier grain
L’avenir c’est ce qui dépasse
La main tendue et c’est l’espace
Au-delà du chemin battu
C’est l’homme vainqueur par l’espèce
Abattant sa propre statue
Debout sur ce qu’il imagine
Comme un chasseur de sauvagines
Dénombrant les oiseaux qu’il tue
À lui j’emprunte mon ivresse
Il est ma coupe et ma maîtresse
Il est mon inverse Chaldée
Le mystère que je détrousse
Comme une lèvre défardée
Il est l’œil ouvert dans la tête
Mes entrailles et ma conquête
Le genou sur Dieu de l’idée
Tombez ô lois aux pauvres faites
Voici des fruits pour d’autres fêtes
Où je me sois mon propre feu
Voici des chiffres et des fèves
Nous changeons la règle du jeu
Pour demain fou que meure hier
Le calcul prime la prière
Et gagne l’homme ce qu’il veut
L’avenir de l’homme est la femme
Elle est la couleur de son âme
Elle est sa rumeur et son bruit
Et sans elle il n’est qu’un blasphème
Il n’est qu’un noyau sans le fruit
Sa bouche souffle un vent sauvage
Sa vie appartient aux ravages
Et sa propre main le détruit
Je vous dis que l’homme est né pour
La femme et né pour l’amour
Tout du monde ancien va changer
D’abord la vie et puis la mort
Et toutes choses partagées
Le pain blanc les baisers qui saignent
On verra le couple et son règne
Neiger comme les orangers.
C’est quand même autre chose, non ?
1er août 2019
[1] Bibliothèque de la Pléiade, Aragon – Œuvres poétiques complètes II page 645