Cet air, oublié sans doute, de la comédie musicale Un violon sur le toit, il m’arrive parfois de le fredonner.
Pas par nostalgie, dépit ou envie, mais par bonheur, le bonheur sans cesse éprouvé chaque matin de ne pas l’être, riche, de ne l’avoir jamais été et de ne pas l’être devenu.
Je n’affirme pas que je suis pauvre : en moyenne durant mes 42 années de vie active, j’ai gagné un peu plus de trois fois le SMIC et dans les années fastes jusqu’à cinq fois. De quoi me serais-je plaint ?
Evidemment depuis ma prise de retraite et grâce aux efforts redoublés de Fillon, Sarkozy, Hollande et Macron, mon revenu net s’est effondré. Nonobstant, ma pension reste le double de la pension moyenne (1 294 € nets en 2016 selon l’INSEE). De quoi me plaindrais-je encore ?
D’ailleurs je ne me plains pas puisque c’est un bonheur, vous dis-je !
Ce bonheur ne m’est pas advenu par hasard, par surprise, à l’insu de ma volonté ploutocratique, ah que non ! J’ai soigneusement évité, dès mes débuts dans la vie active, puis tout au long de ma vie professionnelle, les occasions qui auraient pu me faire trébucher et tomber dans une fosse d’aisance pécuniaire qu’on plaçait insidieusement sur mon parcours.
Ce bonheur, je l’ai recherché et préservé parce que pourvu d’un entendement simple et d’une intelligence clairsemée, j’ai toujours considéré que le gâteau étant d’une dimension limitée, les largesses qui me seraient concédées auraient été forcément, forcément, prises à certains ou soustraites à d’autres plus nécessiteux.
Ce bonheur je m’y suis complu, parce qu’étant incurablement porté aux considérations progressistes ‑ que les bons penseurs mal rasés affublent maintenant du sobriquet, pensent-ils infamant, « d’idéologiques » ‑ je m’étais persuadé que dès lors que le toit, la nourriture, l’éducation et la culture sont assurés, que rechercher d’autre, au risque de privilégier (selon un vocable qui a disparu des médias) l’avoir à l’être ?
Ce bonheur, je voulus le conserver parce que, plus secrètement mais violemment, j’étais poussé par l’orgueil. J’ai observé en effet que presque toujours (sauf personnalités d’exception dont je ne fais pas partie) avec l’enrichissement vient le reniement, en tout cas l’accommodement de ses opinions initiales. N’étant pas plus malin qu’un autre, c’est inévitablement ce qui allait m’arriver.
Certes l’aisance ne fait pas changer trop visiblement d’opinions : on a ses principes et coquetteries quand même ! Alors on ruse comme on veut, on biaise comme on peut, on conserve et on affiche des principes qui ne mangent pas de pain ni de brioche ni de caviar : antiracisme, soutien aux minorités de toutes sortes, anticonformismes de tout poil…
Mais le cœur du sujet : le partage avec les défavorisés, la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, Holà ! Mon Dieu (ce Dieu qui ouvre en premier lieu son Royaume aux pauvres et réprouvés, mais qui s’en souvient ?) que c’est trivial, que c’est sommaire, que c’est simpliste d’y croire encore !
Les précaires sont un peu responsables de ce qui leur arrive n’est-ce pas ? Les salariés sont rigides, les fonctionnaires sont nantis, les cheminots n’en parlons pas, les chômeurs n’ont qu’à traverser la rue ou bien passer des heures dans des TER cahotants pour aller trouver un boulot à 100 km de leur maison achetée à crédit.
Quant aux retraités, ils ont vécu à crédit et ce sont eux qui ruinent le pays ; les banlieues ne veulent pas vraiment s’en sortir ; et si vous saviez monsieur le montant colossal des fraudes aux prestations sociales et des arrêts de travail abusifs !
Voilà : c’est pour échapper à ces justifications immondes que chaque matin je m’éveille heureux d’avoir évité de devenir un peu riche.
27 octobre 2018 19 h – à ORBI