Il y a un an, après la mort de Nelson Mandela j’écrivais ici que sa vie fut si dense qu’elle a livré des dizaines de leçons dans l’ordre politique, philosophique et de la morale publique et privée. Certaines spécifiques à son peuple, à sa culture, à son contexte historique et donc pas universelles ; d’autres importantes et actuelles mais que Mandela ne fut ni le premier ni le seul à nous les administrer.
Il en est une en revanche que je n’avais jamais reçue aussi intensément d’un autre personnage : celle du pardon. Et j’exposais que :
S’il est utile et nécessaire : ● de débusquer les ennemis des libertés derrière les diatribes d’un Dieudonné, des fanatiques, des nostalgiques du fascisme, du totalitarisme ou de l’inquisition ● de dénoncer les desseins de ceux qui inventent des complots juifs, francs-maçons…
Par contre, il est nocif pour l’intelligence et la cohésion sociale de traiter par le mépris les points de vue : ● de ceux qui croient au ciel ou de ceux qui n’y croient pas ● des traditionnalistes qui veulent conserver la structure familiale ou des modernistes qui acceptent qu’elle se diversifie ● des permissifs qui ne sont pas choqués par les altersexualités ou des conservateurs qui considèrent qu’hétérosexualité et conjugalité sont la norme.
Et je concluais qu’ici, chez nous, on semble l’avoir oubliée, cette leçon de Mandela.
Un an plus tard, je crains d’avoir eu raison, malgré l’immense consensus et l’avalanche de livres, d’émissions, de documentaires ayant quasiment sanctifié Mandela. Car enfin, ces derniers jours, parmi ceux dont c’est la mission d’aider à la formation des opinions :
- A quoi bon s’indigner que les banlieues blacks et beurs aient faiblement participé aux rassemblements des 8-11 janvier ? Des années d’abandon ou de politiques économiques, sociales et culturelles inadaptées les laissent dans une jachère ou croissent mauvaises herbes et plantes vénéneuses (c’est même étonnant qu’il y en ait si peu). Même si, en vieux sartrien, je persiste à porter au plus haut le principe de responsabilité individuelle, donc à critiquer vertement les blacks et beurs qui se plaignent ou se victimisent sans jamais s’exercer à l’autocritique.
- A quoi bon s’énerver de ce que l’Islam, dans sa masse et par ses représentants officiels, persiste à juger Charlie Hebdo blasphématoire et donc refuse de s’associer totalement à l’indignation ? En matière de rigorisme cette religion n’a qu’une poignée de décennies de retard sur le catholicisme dominant. Privilège de l’âge, je me souviens des horreurs déversées dans les années 60 contre toute littérature irréligieuse. Je me souviens que le gouvernement fit interdire en 1967 le film La Religieuse de Jacques Rivette, pourtant tiré du roman du grand Diderot, mais jugé « blasphématoire » par le ministre Alain Peyrefitte. « Blasphématoire » : lorsque le mot est employé 48 ans plus tard par des responsables musulmans, les Peyrefitte d’aujourd’hui le jugent inacceptable !
- A quoi bon évoquer comme certains une guerre civile larvée ? Soit c’est faux et cela contribue à susciter une peur qui profite au parti néofasciste ; soit c’est vrai et c’est une maladresse psychologique, puisque l’Histoire montre que ceux qui initient une guerre civile commencent par essayer de faire croire qu’ils défendent non leur petit clan mais le peuple contre des factieux.
- A quoi bon évoquer la responsabilité des religions ? Je suis athée depuis toujours et fier de l’être, mais suis respectueux des croyances personnelles tant qu’elles s’exercent dans le cadre laïc ; je suis indifférent aux religions mais reconnais qu’elles sont de légitimes écoles de pensée parmi les autres ; je suis allergique aux églises de toute confession, mais ni plus ni moins qu’à toute structure non religieuse qui ambitionne d’encadrer les esprits… Et puis, est-ce bien le moment de prétendre établir un lien de causalité entre religions et terrorisme, alors que deux d’entre elles viennent d’être cruellement frappées, dans leur chair ou dans leur respectabilité ?
- A quoi bon fustiger M. Hollande de s’être affiché au coude à coude avec certains chefs d’état qui conduisent dans leur pays une politique attentatoire aux Droits de l’Homme ? En venant en France en la circonstance, ce sont eux qui s’obligeaient à faire formellement allégeance ‑ pour ne pas se déconsidérer davantage ‑ à ces Droits de l’Homme qui conquièrent peu à peu le monde par-delà régimes, religions et cultures ? Consultez la liste des chefs d’état que Mandela fréquenta, vous verrez qu’il n’était pas regardant car il pesait les nécessités diplomatiques et politiques.
Heureusement, cette énumération d’oublis de la leçon de Mandela ne concerne que des personnages médiatiques. Les 5 ou 6 millions de citoyens qui ont défilé dans nos rues étaient, eux, ses élèves scrupuleusement déterminés.
Et cette leçon de Mandela, que résume si bien son « Des gens courageux ne craignent pas le pardon, au nom de la paix » je viens de la retrouver aujourd’hui même, dans cette couverture du Charlie Hebdo des survivants !
Mandela, faut-il le rappeler, fut qualifié de terroriste par le pouvoir de l’Afrique du Sud blanche, par Margaret Thatcher, par divers présidents des Etats-Unis… ce qui prouve qu’il faut être prudent et économe avec certains mots et les réserver à ceux qui les méritent vraiment.
« Même aux pires moments de la prison, quand mes camarades et moi étions à bout, j’ai toujours aperçu une lueur d’humanité chez un des gardiens, pendant une seconde peut-être, mais cela suffisait à me rassurer et à me permettre de continuer. »
14 janvier 2015