Classant ma collection de vieux magazines, je tombe ce matin sur ce que j’écrivais… en novembre 2006 :
« Vous souvenez-vous de Léonie ? Je suis sûr que non et je ne m’en souviendrais pas moi-même, déjà oubliée, emportée dans la succession des faits divers, si je n’avais pris sur le moment quelques notes dans l’idée de vous en parler. Car Léonie eut son heure de notoriété dans des quotidiens et un ou deux JT fin octobre, lorsqu’elle comparut devant la cour d’assises de la Seine-Maritime.
C’est que Léonie, veuve de 78 ans, a le 31 juillet 2004 mis fin aux jours de sa fille Florence, 42 ans, aveugle, épileptique, hémiplégique, incontinente et grabataire depuis 10 ans. Puis elle a appelé le SAMU, et a expliqué qu’elle ne pouvait plus laisser sa fille dans cet état de souffrance, ravagée de crises d’épilepsie à répétition. Mais Florence n’était ni agonisante ni en « fin de vie » ; hors donc du cadre légal Leonetti.
Léonie est aux antipodes de ce dont notre cirque médiatique est friand. Léonie n’est pas « emblématique » ; en rien ; sans rémission : elle n’est plus jeune mais pas encore du bel âge centenaire ; elle ne répond pas aux canons de la beauté et ne présente même pas un profil de caractère, une « gueule » photogénique ou télégénique ; elle vit dans un petit pavillon d’un improbable quartier de Tancarville, pas dans une résidence chic qu’on aimerait habiter ni une cité maudite qu’on aime… de loin.
Léonie ne campe aucun personnage : elle ne se plaint pas, n’invoque ni misère implacable, ni destin tragique, ni cruauté du sort, ni méchanceté des hommes ou de la société. Elle n’a ni la rectitude admirable de Marie Humbert, ni la noble stature de Françoise Rudetzki, ni la longue obstination de Geneviève Jurgensen, ni le pathos de Bérénice. Ce serait peut-être du côté de Georges Brassens qu’il faudrait chercher une référence littéraire pour la vieille Léonie, abandonnée par ses parents à la naissance, bonniche à 16 ans, mariée à 20, mère de huit enfants dont trois déjà décédés à l’hôpital.
De l’avis des chroniqueurs, au long du procès la justice ne fut ni excessivement bienveillante ni persécutrice ; les magistrats semblèrent hermétiques à son drame, mais peut-être s’agissait-il d’indifférence affichée pour préserver l’impartialité nécessairement consubstantielle à cette institution. Les seuls, paraît-il, à avoir fait passer un peu d’humanité dans le prétoire auront été les trois médecins généralistes ayant suivi Florence durant sa maladie. La jeune et très jolie procureure avait – sans ciller ou alors élégamment ‑ réclamé cinq ans, après avoir dispensé une leçon, non seulement de droit, mais aussi de morale, tant qu’à faire… « Ça n’a absolument rien à voir avec l’euthanasie, pendre quelqu’un n’est pas un acte d’euthanasie, il y a un formalisme protocolaire, la loi est extrêmement exigeante. Un débat de société n’a pas sa place ici. Léonie a fait preuve d’un sang-froid indéniable. A défaut de préméditation, il y a eu une très grande détermination. Florence n’a jamais demandé à ce que sa vie soit abrégée. Léonie n’avait aucune légitimité à lui ôter le droit à la vie. »
Léonie l’illégitime, qui n’avait pas convenablement étudié les exigences de la loi ni assimilé le protocole de la désespérance, fut condamnée à deux ans avec sursis. Pas de compassion absolutoire donc, mais pas non plus de sévérité scandaleuse : redresseurs de torts et pourfendeurs d’erreurs judiciaires furent un peu désarmés. Evidemment « nous restons dans l’hypocrisie totale » comme le note si justement Jean-Luc Roméro sur son blog.
Pourquoi donc vous parler de Léonie ? Parce que le non-dit assourdissant de cette non-affaire, c’est tout de même que notre système de santé conserve des failles béantes : des milliards d’euros sont dépensés pour soigner nos semblables ; nous avons (encore) l’un des systèmes de santé les moins inégalitaires ; nos soignants, médico-sociaux et médecins ‑ hormis une caste de profiteurs et mercenaires (in)digne de Daumier ‑ se dévouent jour après jour ; et voici pourtant qu’une personne épuisée, au bout de toute détresse, ne trouve une terrible « solution » à ses tourments que dans une solitude qu’on imagine absolue.
Qu’on ne se méprenne pas : je ne vise ici personne en général ni en particulier, je ne cherche ni coupable individuel ni responsable collectif de ce drame taiseux.
Sinon une leçon à méditer : que la santé et la solidarité de proximité ne tissent jamais un réseau assez dense, qu’il faut toujours consacrer vigilance et attention à la misère sociale discrète et à la maladie à bas bruit. Qu’il est urgent de placer l’éthique « au cœur de la démarche » et lui donner préséance tant sur la recherche de la prouesse technique que sur l’approche économico-administrative. On a fait ces jours-ci grand tapage pour un visage que l’on a greffé et qui peut à nouveau sourire. Mais combien de Léonie ne souriront jamais plus ? »
Alors certes, depuis novembre 2006, sept ans plus tard, les choses ont changé. Changé en quoi, direz-vous ? Je peine à vous répondre ! Mais positivons : les choses vont changer, le Président l’a promis et l’a redit récemment… Et bien sûr que si, les choses ont changé : le sentiment, la volonté, l’exigence des Français ont considérablement mûri, au point qu’une écrasante majorité d’entre eux maintenant considère nécessaire, urgemment nécessaire, que cette liberté essentielle, celle de quitter la vie lorsqu’on la juge devenue invivable telle qu’elle, nous soit enfin reconnue. Et le Président, ce Président maintenant, ressent comme une nécessité de marquer son mandat d’une réforme en accord avec l’état profond de l’opinion. Alors soyons optimistes…
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