Hier soir 11 janvier à Toulouse, ville magnifique où il faudra décidément que je me décide à aller plus souvent, l’Orchestre national du Capitole dirigé par Tugan Sokhiev proposait un magnifique programme de concert : tout d’abord en hors d’œuvre, des extraits de la suite n° 1 Peer Gynt de Grieg. En deuxième partie la symphonie n° 7 de Bruckner. Et au milieu, le concerto en la mineur de Grieg, avec ma pianiste préférée : Khatia Buniatishvili.
Toujours aussi extraordinaire, Khatia Buniatishvili ! Non pas d’abord, à mon avis, par sa grande virtuosité (il est aujourd’hui nombre de jeunes interprètes à la technique époustouflante) mais parce qu’elle exprime une maturité expressive, une profondeur de restitution de l’œuvre, un phrasé et un toucher incroyables pour ses 26 ans : à croire qu’elle vit sa passion, la passion de la musique bien entendu, avec une telle intensité qu’une année de sa vie en vaut dix des nôtres. Dans sa génération, je ne peux la comparer qu’à Daniil Trifonov (22 ans) ou David Kadouch (28 ans) parmi ceux que je connais ; mais ma connaissance est très lacunaire.
Donc Khatia interpréta ce concerto et deux bis avec son talent habituel. Et comme d’habitude, elle était splendidement vêtue d’une longue robe moulante, rouge cuivrée cette fois, mettant en valeur sa ligne et sa beauté.
A ce propos, et à propos de propos parfois lus ou entendus ici et là, me revint en mémoire une anecdote : fin octobre 2013 à Pleyel j’entendis Khatia avec sa sœur Gvantsa et l’Orchestre de chambre de Lausanne et une dizaine d’autres pianistes nous restituer l’intégrale des concertos pour clavier de Bach. A côté de moi, deux vieilles toupies s’étranglaient d’indignation contre le look « incendiaire » et « vulgaire » de Khatia et Gvantsa.
Réaction dérisoire en regard de la musique, de l’œuvre, de son interprétation ? Bien sûr, avais-je pensé sur le moment… et d’ailleurs je l’avais oubliée.
Mais, dans l’intervalle, j’ai parcouru les élucubrations prétentieuses d’Adorno sur les rapports entre la musique classique, ses interprètes et les médias qui la rendent accessible au grand public ; et lu le verdict sans appel du philosophe, concluant que tout interprète extraverti, ou qui crève l’écran, ou expressif dans son attitude et ses mimiques, n’est qu’un comédien surfait, s’accordant bien aux médias irrémédiablement tapageurs, et qu’il ne sert pas la vulgarisation de la belle musique mais satisfait trivialement aux aspirations incultes du vulgum pecus !
Or Khatia est la réfutation parfaite des sentences de ce pisse-froid. Elle est belle et sexy, et alors ? Elle en joue, et alors ? Elle s’en amuse, plutôt, car il n’est pas besoin d’être psychanalyste pour comprendre que dans ce jeu de rôle entre intériorité et impact médiatique, entre être et paraître, entre l’œuvre et son interprétation, elle met les seconds au service des premiers, pas l’inverse !
En outre, elle n’est ni la première ni la seule à jouer de sa séduction ; cela remonte à loin : songez par exemple à Menuhin, Milstein, Gould, Argerich, beaux gosses et jolie fille lorsqu’ils étaient jeunes… Et sa différence radicale avec certaines potiches actuelles, qui mettent en avant le paraître au détriment d’un être qu’elles n’ont d’ailleurs pas ou si peu, c’est que Khatia vaut d’abord et avant tout par son talent ; à preuve on ressent la même émotion à l’écouter sans la voir, au disque ou à la radio.
Ceci étant, Adorno n’a tort que parce qu’il systématise son postulat sur le caractère inconciliable et incompatible entre la diffusion large des œuvres, l’apparence de leurs interprètes d’une part, la qualité et l’exigence d’authenticité d’autre part. Car il est vrai que la médiatisation du répertoire classique et des interprètes produit aussi de la médiocrité, surtout lorsque l’objectif manifeste est de faire d’abord de l’audience et du fric.
Au début de l’ère mass medias, on vit ainsi le marché du disque submergé par des calamités genre Clayderman ou Rieu. Ou, en moins caricatural, des coquilles creuses du style (à mon seul avis, bien sûr !) sœurs Labèque ‑ qui sont au piano ce que la Golden sous cellophane est à la Belle fille de Salins ‑ ou encore David Fray, sous-produit et pâle copie de Glenn Gould ; ou plus récemment cette pauvre Valentina Lisitsa, propulsée d’un coup à la célébrité parce qu’elle a obtenu 55 millions de « likes » sur YouTube, en dépit de sa consternante aptitude à massacrer les préludes de Rachmaninov, brutaliser les nocturnes de Chopin, besogner la sonate n° 23 de Beethoven, lors de son concert de novembre 2013 à la Philharmonie de Cologne.
Alors, vive Khatia Buniatishvili ! J’attends avec impatience qu’elle nous donne l’opus 111 de Beethoven !
Grieg – cto la mineur (extrait) – Khatia Buniatishvili & ON Capitole Toulouse T Sokhiev
11 janvier 2014