Edito DH n° 134 septembre-octobre 2010 : La Cinquième colonne ?

Réforme des retraites : qui peut nier la nécessité de réformer le système des retraites ? En 1950 l’espérance de vie après 60 ans était de 16,6 ans pour 23,7 aujourd’hui, soit de ce seul fait une majoration du volume des pensions de 43 % [i]. Dans le même temps, le rapport entre actifs et retraités est passé de 4 pour 1 à 2 pour 1… Les Français le savent et étaient réceptifs au principe d’une refonte. Mais la négociation avec les syndicats fut symbolique et les débats à l’Assemblée engagés selon une procédure « accélérée » les limitant à 50 heures. Comment s’étonner ensuite que le salarié se persuade que le problème s’arbitrera par démonstration de force dans la rue et la grève ? Combien de temps ont réservé au débat public, à la négociation et à l’élaboration législative des pays comme l’Allemagne ou la Suède ?

Loi sur l’immigration : a priori ce projet mérite considération ; mais en application du nouveau règlement de l’Assemblée nationale et alors que la moitié seulement des articles a été examinée, il reste 16 secondes de temps de parole au PS pour défendre ses positions… Veut-on faire penser à l’opinion que la représentation nationale ne sert à rien et qu’elle est bavarde ?

Dans le même débat, le député UMP Claude Goasguen propose un amendement pour limiter l’aide médicale d’Etat aux seuls « soins urgents » car les bénéficiaires de l’AME « ont plus de droits que les bénéficiaires de la CMU ». C’est faux et la Belgique ou l’Espagne, par exemple, protègent mieux les immigrés que nous… Le dispositif d’AME mérite sans doute d’être revu ; mais faut-il l’aborder sur ce ton ?

La loi HPST : à partir d’un rapport Larcher que nous persistons à estimer excellent, la loi finalement promulguée il y a un an multiplie les portes soigneusement dérobées – certes pas encore ouvertes, mais sans verrou ni serrure – pour rendre possible une privatisation rampante du service public hospitalier, lequel est d’ailleurs d’ores et déjà morcelé en « missions ». Dès lors qu’une lecture limpide et « naïve » du texte n’est plus possible, comment s’étonner que l’ère du soupçon ou l’attentisme prudent s’installent dans nos établissements ?

Sur ces trois « chantiers » de réforme sanitaire et sociale, une impression détestable saisit l’observateur : la discordance indécente entre les grands principes affichés et les petits calculs dévoilés par des analystes perspicaces ; un débat public manipulé en coulisse par des intérêts particuliers ; une démocratie parlementaire impuissante à déjouer la tendance au démembrement – dont pourtant les citoyens ne veulent pas ‑ du modèle social français.

Et quelle cacophonie d’annonces contradictoires, de maladresses psychologiques ahurissantes, de révélations choquantes (exemple hors santé/social : dans la même semaine, une non-saisine judiciaire pour Bettencourt, un non-lieu demandé pour Chirac, des millions pour Tapie, mais une lourde condamnation pour Kerviel… c’est vraiment très très fort !). Tout semble fait pour désillusionner le citoyen de la Loi, le dégoûter du Droit, le persuader qu’on exige de lui des sacrifices incontournables tandis que les riches prospèrent insolemment.

Une question loufoque peut donc être posée : quel groupuscule anarchiste haut placé s’efforce de faire sauter la marmite sociale ? Quels responsables politiques assistés de quels hauts fonctionnaires ont fomenté un complot pour discréditer la République, noué une faction occulte pour miner la morale civique, bref constitué une Cinquième colonne pour hâter le déclin du pays ?

Ce vocable, inventé en 1936 et utilisé largement en 39-40 pour mettre en garde les Français contre un ennemi dissimulé, ne nous a évité ni la débâcle ni quatre ans de déchirements. L’histoire a rétroactivement prouvé que de Cinquième colonne, il n’y avait point. Les vraies raisons de notre affaissement n’étaient ni criminelles ni conspiratives… mais terriblement plus graves : le délitement des valeurs républicaines et la défaillance de certaines élites. Je vous invite donc à relire urgemment Marc Bloch et son Etrange défaite qui, depuis son écriture en 1940 n’a pris aucune ride.

 


[i] En postulant un flux entrant de retraités et un montant individuel de pension constants, et sans aborder l’espérance de vie en bonne santé !