C’est en substance ce que l’on croit comprendre quelquefois encore lorsque certains d’entre nous évoquent l’endémie de suicides qui sévit à France-Télécom et dans d’autres entreprises industrielles ou commerciales. Sous-entendu, nous, noble service public hospitalier dont chaque acteur, du plus modeste au plus haut responsable, est tout entièrement vêtu de probité candide et de lin blanc, serions à l’abri de cette ultime symptôme du mal-être professionnel.
Un tel aveuglement est consternant. Non qu’il faille toujours battre une coulpe a priori coupable, forcément coupable… Mais il est sot de penser que le mal est circonscrit à quelques employeurs, moutons noirs d’une France idyllique. Nous sommes le troisième pays au monde où les dépressions liées au travail sont les plus nombreuses [i]. Une étude [ii] montrait dès 2008 l’ampleur de ces risques dans le secteur médico-social. Les professions de santé ne sont pas épargnées : parmi les décès de professionnels en activité, chez les généralistes libéraux 14 % sont dûs au suicide contre 6 % en moyenne interprofessionnelle [iii]. Il n’y a pas de statistique officielle pour les personnels hospitaliers, mais on sait qu’un PH sur deux est insatisfait des possibilités de donner à ses patients les soins dont ils ont besoin et deux sur trois se déclarent insatisfaits du soutien psychologique reçu au travail.
Donc le mal est diffus, il a gagné les professions de santé et l’institution hospitalière. S’il se cristallise lorsque des comportements hiérarchiques oppressifs ou maniaques ont le champ libre, il peut aussi se manifester en leur absence, sur un soubassement de stress professionnel, de conditions de travail vécues comme agressives et d’un management lacunaire.
La culture de l’efficience économique, de la chasse aux temps morts, la traque du zéro défaut, la démarche qualité continue, parfaitement légitimes en elles-mêmes, mais mises en œuvre par des cadres peu mesurés et vécues par des gens fragiles ou usés, peuvent mener au pire.
Il y a la maltraitance banale, habituelle, à bas bruit : celle de ces CDD que l’on prend et que l’on jette, toujours rémunérés au 1er échelon, toujours privés de prime de service, souvent déniés dans leurs droits ASSEDIC ; ces médecins étrangers que l’on traite d’autant plus cavalièrement qu’on en a besoin pour nos gardes, nos nuits, nos fins de semaines ; ces handicapés qu’on n’embauche pas « parce que la situation budgétaire ne le permet pas » (l’a-t-elle permis un jour ?).
Il y a l’aggravation des conditions de travail : on a tellement de fois entendu les syndicats l’évoquer que lorsque c’est vraiment vrai… on n’y croit pas.
Il y a le stress généré par des cadres autoritaristes, obsédés par leurs résultats et par leur promotion. Il y a les agressions et violences d’usagers ou de leurs accompagnants… Il y a les hiatus entre de multiples discours, logiques, protocoles, exigences, qui ne se rencontrent pas ou si peu…
Il y a des trocs incompréhensibles, comme l’accord entre le ministère et une organisation professionnelle pour l’abandon « optionnel » de la retraite à 55 ans des infirmières contre une augmentation de salaire… Si l’on peut remettre en débat la carrière courte des conducteurs SNCF alors que le TGV a remplacé la loco de la Bête humaine, peut-on soutenir que la fatigue professionnelle de l’infirmière se soit sensiblement allégée ?
Mais il y a aussi nos devoirs professionnels, la nécessité d’utiliser efficacement les deniers publics, d’éviter que le statut de la fonction publique serve de refuge à des petits cossards qui s’installent dans un moins-disant laborieux. Il faut lutter, sérieusement, contre les arrêts de travail abusifs.
Comme la plupart des problèmes qui se posent dans l’action collective et professionnelle, celui-ci est donc complexe, truffé de situations contradictoires d’interprétation ambivalente. On ne pourra le traiter qu’en construisant un ensemble d’indicateurs objectifs, au terme d’une élaboration à la fois transparente, multidisciplinaire et indépendante. Ce n’est pas facile, mais c’est possible. Il est de l’intérêt de tous, patients, agents, syndicats, de valoriser le service public au profit de ceux qui en font usage, de ceux qui le servent et de ceux qui le défendent contre les remises en cause.
Heureusement, nous n’en sommes plus au stade des pionniers [iv]. Un travail de fond est engagé par de nombreuses institutions : Sénat, ANFH, SMH, SNPHAR, CNEH… Dans notre dernier numéro, nous vous livrions une remarquable étude de notre collègue Jean-Claude DEFORGES. Il faut souhaiter que ce mouvement s’amplifie et triomphe des vents contraires.