Edito DH n° 98 novembre 2004 : Mort inéluctable… et morts évitables

« Le sage vit tant qu’il doit et non pas tant qu’il peut ».
Montaigne – Les Essais – livre II chapitre III Coustume de l’Isle de Cea

A l’heure où nous mettons sous presse, la proposition de loi « droits des malades et fin de vie » est examiné par le Parlement. Initiative de la mission parlementaire Leonetti-Gorce-Morano, composée de 31 membres de toutes formations politiques confondues, elle fait l’objet d’un large consensus. Néanmoins, des voix discordantes se font entendre. Pour les uns, ce texte – que ses promoteurs résument comme un droit à « laisser mourir sans faire mourir » – constituerait un premier pas vers la légalisation de l’euthanasie. Pour les autres, il ne franchirait qu’un petit pas, n’apportant pas réponse aux demandes de mort formulées par des personnes dont le pronostic vital n’est pas immédiatement menacé.

Hier, nous avons dans nos pages admiré le courage des protagonistes de la tragédie Humbert – Chaussoy ; nous écrivions qu’elle marquait un point de non-retour, qu’elle ouvrait un large débat public qui ne s’éteindrait pas tant qu’il n’aurait été tranché. Aujourd’hui, nous pensons que les deux reproches évoqués ci-dessus résultent d’une appréciation inexacte de la proposition de loi. Laquelle constitue, non une demi-mesure critiquable, mais un pas mesuré dans une évolution légale qui nécessairement ne peut s’accomplir que graduellement.

Il est bien porté de nos jours – dans une sorte de conformiste à rebours – d’incriminer les juristes pour leurs lenteurs, les politiques pour leurs atermoiements et les médecins pour leur conservatisme. Ce triple reproche est ici très injuste.

Les juristes ? Architectes d’un ordonnancement de la règle sociale ou techniciens d’une norme de droit, ils n’ont le trait de crayon sûr pour esquisser les murs à édifier que si les fondations sont établies. Lesquelles, en démocratie, ne peuvent l’être que par la vox populi au terme d’un grand débat ; or c’est cela qui manquait jusqu’alors.

Les politiques ? Ils n’ont légitimité à légiférer dans ces matières que lorsque la nécessité est avérée, que l’aspiration est indiscutablement majoritaire, ou que l’exigence de stabilité ou de sécurité est patente. Or jusqu’il y a peu, les voix autorisées, l’opinion et les familles spirituelles étaient pour le moins partagées ou hésitantes, entre la revendication d’un nécessaire volontarisme législatif et la recommandation d’une sage abstention. Il faut certes saluer le mérite du sénateur Henri Caillavet, le premier a avoir, il y a trente ans, déposé une proposition similaire ; mais les mentalités n’étaient pas encore accordées.

Les médecins ? Il faut être ignorant ou indifférent à l’exercice de leur art, à l’hôpital ou en ville, pour leur reprocher d’avoir prêté insuffisante attention à l’agencement juridique de la mort inéluctable, alors que le plus souvent ils l’accompagnent convenablement et que c’est là l’essentiel. D’autant qu’ils sont chaque jour cruellement confrontés aux morts évitables. Je songe là, non aux décès imputables aux limites de la science et aux impuissances de la thérapeutique – cette part d’échec irréductible dans l’instant – mais à ces existences abrégées par les erreurs de comportement, les carences de l’éducation, les misères sociales, les brutalités économiques. A ces décès dus au tabac, à l’alcool, à l’amiante, à la route ; à ces vies écourtées par la maltraitance ; à ces patients mourant faute du greffon que trop de nos concitoyens leurs refusent encore. A toutes ces issues fatales résistibles et donc révoltantes.

Nous n’allions pas, dans cette modeste page, prétendre ajouter au débat de fond : de grands esprits et de sages penseurs l’ont conduit comme il fallait. Mais simplement souligner que cette tentative « de reconquérir l’humain dans les espaces déshabités que la technique domine », comme l’exprimait le rapporteur, aura d’heureuses et profondes conséquences sur notre médecine, notre hôpital, nos relations soignants – soignés. Elle favorisera, dans le prolongement des lois de 1999 et 2002, une salutaire réconciliation entre savoir médical et questionnement du public.

Et puis, qu’il est donc stimulant, d’avoir ici, pour une fois, autre chose à commenter que nos gouvernances, ancienne, actuelle ou future !