Edito H&T : Après la loi bavarde, la loi débile ?

Sous les mandats Chirac et Sarkozy, on vit la loi enfler, pathologie démocratique déplorée de longtemps par la Commission supérieure de codification, puis en 2003 par le Parlement, le Conseil et la Commission européens, en 2004 par le président UMP du Sénat C. Poncelet, en 2005 par le président UMP de l’Assemblée J-L. Debré et par le Conseil d’Etat en son rapport annuel ; en 2006 le fléau fut vachardement stigmatisé comme « loi bavarde » par P. Mazeaud,
président UMP du Conseil constitutionnel. Expression sitôt reprise par les plus grands constitutionnalistes et juristes et bientôt par tous ceux qui font profession d’audace et d’originalité… en deuxième position. Oh certes, comme d’habitude, des « mesures correctives » avaient été prises avec esprit de décision et d’efficacité… Tu parles ! Un Guide pour l’élaboration des textes législatifs et réglementaires, pardon ! un Guide de légistique (lol, quelle énergie… sémantique) avait été élaboré en 2005 conjointement par des membres du Conseil d’Etat et le Secrétariat général du gouvernement.

Donc, inévitablement, rien ne changea…

Advint le président Hollande, et subséquemment le changement fut pour maintenant ; certes, mais où ? Pas là en tout cas ! C’est même pire : car les nouveaux tombereaux de lois sont bavards non plus seulement dans le corps de leurs articles mais dans leurs intitulés.

Jules Ferry_2Prenons, volontairement, un exemple hors du champ de la santé : l’enseignement. En 1881-82-83, aux temps bénis de Jules Ferry, entre deux guerres coloniales en Indochine, on votait, tout simplement, des lois sur l’enseignement primaire obligatoire ; avec les technocrates pompidolo-giscardiens apparut un vocable promis à grand succès et naquit donc en juillet 1971 une loi d’orientation sur l’enseignement technologique ; avec les technocrates branche rocardienne ce fut en juillet 1989 une loi d’orientation sur l’éducation ; avec l’UMP en avril 2005 une loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’École : l’orientation ça en jette, n’est-ce-pas ? Mais voici que le ministre V. Peillon, dans sa candeur et sa simplicité, nous éblouit en juillet 2013 d’une loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République, rien que ça !

Ceci n’atteste que d’un relâchement rédactionnel : verbiage et logorrhée. Nous ne sommes que dans l’égarement des signifiants, comme disent les linguistes, ou plutôt des insignifiances, agaçantes mais formelles.

Mais une nouvelle phase s’ouvre dans la décadence parlementaire, autrement plus significative cette fois de la métastase légiférative qui tue la loi. Voici désormais qu’on nous mijote des lois Don Quichotte : des textes qui vont s’attaquer… à des moulins à vent, inoffensifs mais qu’on croit ou feint de croire être d’effroyables géants envoyés par de vilains magiciens pour nous dévorer. Qu’on nous concocte des lois Xerxès Ier, empereur perse passé à la risible postérité d’avoir fait fouetter férocement… la mer, pour la punir de faire des vagues et d’empêcher son armée de franchir l’Hellespont.

J’exagère ? Pas du tout !

Car voici cette loi, déjà votée en première lecture fin 2013, qui va verbaliser le client de prostituée pour le « punir », cet ennemi n° 1 ; afin, vous devez le croire, « d’éradiquer » cette immémoriale pratique, au lieu de concentrer tout l’effort sur la lutte contre les vrais méchants : proxénètes, réseaux criminels, misère sociale, qui font 90 % de la prostitution [1].

Et voici pour ce début 2014 qu’un député UDI, auquel je ne fais pas la publicité de citer son nom, veut déposer un projet de loi pour constituer en délit la « quenelle » du Dieudonné, de ses sbires et disciples, geste inspiré du salut nazi et donc évidemment infect. Sauf qu’il faudra dans la foulée interdire tout autre geste renvoyant à d’insupportables crimes historiques, comme le poing levé que pratiquait le psychopathe Staline à chaque 1er Mai… Et même le doigt, ce majeur que lèvent avec élégance les chauffeurs de taxi, livreurs, peopledistingués et même – sans bien le comprendre (enfin j’espère !) – nos bambins dans les cours d’école : ne serait-il pas, ce doigt intrusif, une apologie du viol ou de la sodomie ?

Donc où va-t-on ? Et… comment y ira-t-on d’ailleurs ? Combien faudra-t-il d’agents verbalisateurs pour appliquer ces nouvelles lois et éviter qu’elles ne restent, parmi tant d’autres au rebut, lettres mortes ? Ah la création de milliers d’emplois d’avenir en perspective ! Après l’extinction du gardien de square unijambiste et de la dame-pipi, saluons l’émergence compensatoire du vigile des lois comportementales ! Sinon, ce sera pire : une loi non appliquée est une loi qui bafoue le prestige de la bonne loi, celle qui est nécessaire…

 


[1] Je ne citerai pas ici toutes les personnalités de premier plan qui intervinrent en octobre-novembre 2013 contre le ridicule 4e alinéa de l’article 16 du projet de loi : ayant pris position en plein débat, leurs propos seront inévitablement jugés polémiques : je rappellerai simplement un papier publié dans Le Monde du 2 septembre 2012, un an donc avant l’agitation médiatique, par Dominique Noguez, écrivain qu’on ne présente plus, normalien, agrégé de philosophie, qui dénonçait cette lubie des bedoles abolitionnistes PS-UMP… Dominique Noguez 2