C’est maintenant seulement que je découvre ce livre, paru en France en 2005 sous le titre L’Art de la joie et qui rencontra alors un certain succès et des critiques élogieuses.
Sans rien révéler de l’intrigue, j’en indique le lieu et l’époque : écrit par Goliarda Sapienza, c’est le roman de Modesta, née en 1900 en Sicile dans la plus grande pauvreté et qui deviendra Princesse.
Ce n’est pas une autobiographie, puisque Goliarda vécut, elle, de 1924 à 1996 ; quoique… ce n’est pas strictement la vie de Goliarda, mais peut-être son parcours de vie, d’idées et d’attitudes.
Et d’ailleurs à un moment (ch. 88 – p. 553) malicieusement elle évoque : « Alexandra Kollontaï ? Angelica Balabanoff ? Maria Giudice ? Ce sont des personnages difficiles, non alignés, des bombes… » La première, on le sait, aristocrate devenue féministe et bolchévique, fut ministre puis ambassadrice ; la seconde, Italienne d’origine ukrainienne, après avoir œuvré dans l’Internationale communiste, créa en 1947 le Parti ouvrier socialiste italien avec Giuseppe Saragat, futur président de la République. La troisième ? C’était la mère de Goliarda, journaliste, militante socialiste, syndicale et féministe, qui connut Mussolini, Lénine et Gramsci.
Alors le roman de Goliarda ? Seule une femme peut écrire ainsi, non seulement avec autant de finesse et d’acuité psychologique, mais aussi cette compréhension de situations qui par nature échappent en tout ou partie à l’homme ; exemple entre cent, cette description de l’accouchement de Modesta :
« Quand le moment s’annonça d’un coup brûlant qui de l’estomac poussait vers le bas, déchirant les flancs, les reins, l’intestin, je compris qu’il fallait s’éveiller de cette hébétude et lutter. Ce n’était pas seulement un effort, comme je l’avais pensé. C’était une lutte à mort qui se déchaînait à l’intérieur, comme si le corps, jusque-là préservé dans son intégrité, se séparait en deux, et qu’une partie luttait pour dévorer l’autre… Oui, elle devait le pousser à sortir, cet étranger déjà fort de sa volonté de vie autonome. Elle sentit qu’il était décidé à vivre, fût-ce au prix de tuer… Seul mon corps et le sien connaissaient la signification secrète de ce combat mortel et sans hostilité : chacun pour sa propre vie. » (chap. 37 – p. 145-146)
Mais plus encore, et ce me fut découverte, cette femme contestataire et indomptable l’est à un degré qu’un homme ne saurait atteindre ; cela parce qu’avant de lutter dans l’arène intellectuelle, politique ou sociale, la femme part de plus loin : il lui faut d’abord remporter d’âpres combats contre les conventions et contentions qui l’oppriment dans la société-prison ; en tout cas dans la Sicile des années 20, mais ceci n’a pas entièrement disparu de notre temps et pas du tout dans d’autres pays.
Exemple de radicalité, la réflexion acérée de Modesta (Goliarda ?) sur le sens dévoyé des mots dans le langage des dominants :
« Le mal réside dans les mots que la tradition a voulus absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux. Et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter pour ne plus m’en servir ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation.
J’appris à lire les livres d’une autre façon. Au fur et à mesure que je rencontrais certains mots, certains adjectifs, je les sortais de leur contexte et les analysais pour voir s’ils pouvaient être employés dans « mon » contexte. Dans cette première tentative d’identifier le mensonge caché derrière des mots qui avaient, y compris sur moi, un pouvoir de suggestion, je m’aperçus de combien d’entre eux et donc de combien de fausses idées j’avais été victime. Et ma haine grandit jour après jour : la haine de se découvrir trompé. » (chap. 41 – p. 161-162)
Farouchement rebelle à certaines idées et situations, Modesta (Goliarda ?) n’est pour autant que rarement sévère avec les personnes. Ainsi, lorsque Carlo, un jeune médecin adepte des idées politiques et sociales nouvelles, révèle son conformisme conservateur quant à la sexualité, voulant que la femme reste « pure », considérant qu’une fille « convenable » ne doit pas éprouver de désir sexuel (chap. 46 – p. 194-195)). Cette conception était dominante dans ces années 1920 où se situe la scène ; elle subsista longtemps, au point même que nombre de jeunes de ma propre génération (celle de 68 !) la partageaient encore… Ici, Modesta (Goliarda ?) pourrait moquer ce crétin, ce balourd, cet intellectuel, machiste à son insu ; non, elle comprend avec lucidité et tendresse d’où lui vient cet aveuglement, elle restera son amie.
S’il lui arrive d’éprouver une « haine aveugle » c’est contre les oppressions, notamment le sexisme qui pourrit la structure familiale, laquelle est pourtant le socle du catholicisme dominant ; par exemple lorsqu’un homme prétend devant elle qu’une femme a plus de mérite d’enfanter des garçons plutôt que des filles : « On dit que si une fille te vient en premier, elle en appelle deux ou trois autres. Et pour avoir un garçon il faut se donner du mal » (chap. 55 – p. 291)
Et puis, typiquement féminine à mon sens, cette finesse à traduire en images poétiquement fulgurantes les banalités de la vie :
« Quiconque a connu l’aventure de doubler le cap des trente ans sait combien il a été fatiguant, âpre et excitant d’escalader la montagne qui des pentes de l’enfance monte jusqu’à la cime de la jeunesse, et combien a été rapide, comme une chute d’eau, un vol géométrique d’ailes dans la lumière, quelques instants et… hier j’avais les joues fraîches des vingt ans, aujourd’hui les trois doigts du temps m’ont effleurée, préavis du petit espace qui reste… Première, mensongère terreur des trente ans. » (chap. 58 – p. 319)
Ou cette philosophie des relations de solidarité familiale et amicale : « Il y a une limite précise dans l’aide apportée aux autres. Au-delà de cette limite, invisible à beaucoup, il n’y a que volonté d’imposer sa propre façon d’être… » (chap. 75 – p. 459)
Et, d’une voix encore plus douce, cette description de la cinquantaine féminine :
« Renversée sur le rocher, Modesta observe comment ses sens mûris peuvent contenir, sans fragiles peurs d’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification du savoir que son corps a su conquérir dans ce long, bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse avec en plus la conscience précise d’être jeune, la conscience des manières de jouir, toucher, regarder. Cinquante ans, âge d’or des découvertes, cinquante ans, âge heureux injustement calomnié par l’état civil et les poètes. Comment communiquer le bonheur de chaque acte simple, de chaque pas, de chaque rencontre nouvelle… de visages, de livres, de crépuscules et d’aubes et d’après-midi du dimanche sur les plages ensoleillées ? » (chap. 92 – p. 568)
Mais je mesure la chimère d’aligner ainsi des citations, tant il est impossible d’en sélectionner une ou deux qui soient suffisantes à donner un aperçu de ce livre touffu et exubérant. D’autant que presque à chaque page, il y a des propos qui font mouche, dans des raccourcis de mots dignes de la grande époque classique. Un exemple :
« – Tu as de l’affection pour ton Prando ? – Non, mais je l’aime. » (chap. 92 – p. 570)
Enfin il y a, au plan de la technique scripturale, un savoir-faire romanesque si subtil que je ne m’en aperçus qu’à la seconde lecture : le rythme, le style, l’expression des sentiments et le déroulement des phrases s’adoucissent au fur et à mesure que Modesta avance en âge, nous faisant percevoir subliminalement comment le vieillissement infléchit, non pas d’emblée nos idées mais notre pensée même…
J’ai indiqué au début qu’à mon avis seule une femme pouvait écrire de cette manière. Je pourrais apporter de nombreux développements à l’appui de cette affirmation. Je me limiterai à deux :
Modesta (Goliarda ?) nous fait ressentir l’évolution de la Sicile dans une période cruciale de l’histoire de cette île : 1900-1960. Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dans son magnifique roman Le Guépard évoque lui aussi l’évolution de la Sicile (certes 40 ans plus tôt). Alors, lisez les deux romans dans la foulée et vous saisirez certainement ce que j’affirme.
Modesta (Goliarda ?) dévoile de nombreuses scènes de sexe, hétéro ou homo. Louis Calaferte, d’ascendance italienne, consacra carrément en 1992 un roman entier à La Mécanique des femmes, ambitionnant de décrire la vie sexuelle du point de vue féminin. J’estime beaucoup Calaferte… mais 25 ans plus tard son roman a, comment dire ? plutôt mal vieilli et pâtit de la comparaison avec L’Art de la joie de Sapienza.
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Je ne peux conclure sans évoquer la parution du roman.
On comprend pourquoi, achevé en 1976, il fut refusé par les éditeurs italiens. Une seule écrivaine, Adele Cambria (une féministe, pardi !) déclara son enthousiasme pour le manuscrit, mais ne parvint pas à les influencer. Même l’intervention personnelle du président de la République Sandro Pertini (que le père de Goliarda avait contribué à libérer d’une prison fasciste en 1944) fut infructueuse.
Il ne fut publié que deux ans après la mort de Goliarda, en 1998, à faible tirage chez un petit éditeur et sans succès. L’arte della gioia était trop fort, trop cru, trop sexuel, trop direct, trop antireligieux, trop franc, livrant une vision sans fausse compassion du handicap, s’exonérant du respect hypocrite des vieux et de l’idéalisation des jeunes. Et favorable à l’avortement, en Italie !
Aujourd’hui plus aucun de ces « excès » ne nous choque et donc, toute provocation décantée, reste le noyau pur de sa pensée : une liberté radicale, un esprit irréductible, indomptable, capable comme peu avant elle de réunir dans un même livre la réalité triviale, la poésie, l’érotisme, la psychologie, le social, la politique, la littérature et l’histoire, l’éducation…. Rien que ça !
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Une fois n’est pas coutume, je parlerai de la physionomie de l’auteure.
On dénonce souvent et avec raison la dictature de la beauté, surtout quand la beauté obéit à des canons tyranniques, futiles et éphémères ; standards grossièrement réducteurs de cette beauté, la féminine surtout (la beauté masculine est encore plus poilante, et ce n’est pas hasard si je fais allusion aux poils : tous ces faciès soigneusement mal rasés qui maintenant s’imposent partout…). La beauté est trop souvent stéréotypée, ses « audaces » déclinent craintivement un esthétisme grossier.
Alors, cette beauté de l’âme que célébrait Victor Hugo : regardez la photo de Goliarda, c’en est un pur exemple.
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Encore un mot sur la traduction, et la traductrice (Nathalie Castagné) sans laquelle l’édition française n’aurait pas vu le jour, et donc peut-être pas non plus surgi la célébrité tardive de Goliarda dans son pays natal, puisque le succès en Italie ne vint qu’après celui de l’édition française. Je ne suis pas capable de comparer le texte italien original à cette traduction, mais je parierais quelle est admirable, car la respiration des mots, des phrases et des finesses de sens est étonnante.
Toutefois le meilleur des traducteurs ne peut l’impossible, lorsqu’il s’agit par exemple de restituer complètement en trois mots français une expression en trois mots italiens.
Ainsi le titre original est L’arte della gioia ; qu’on ne peut traduire en français que par L’art de la joie.
Or gioia signifie joie, mais aussi allégresse, bonheur, délice, plaisir… et c’est sans doute à tous ces sens que Sapienza songeait en l’employant… Un peu comme en allemand, l’Ode à la joie de Schiller et Beethoven a pour titre original Ode an die Freude ; et Freude a le sens de joie, plaisir, ou bonheur.
10 juin 2017