2024 09 04 : En attendant Mohamed Mbougar Sarr

Son roman La plus secrète mémoire des hommes a obtenu le prix Goncourt… 2021. L’un des plus magnifiques Goncourt de ces dernières décennies. Et depuis, plus rien ; aucun livre depuis trois ans ; voilà qui nous change des écrivains frénétiques qui pondent annuellement, quand ce n’est pas plus fréquemment encore.

Alors pour laisser au temps le temps qu’il faut, je relis à intervalle régulier l’un des quatre romans de Mohamed Mbougar Sarr. Là, je viens de finir Terre ceinte.

Publié il y a dix ans déjà, ce roman décrit la dictature violente imposée par des islamistes djihadistes dans une petite ville d’un pays africain imaginaire. Et la résistance qui ne manque pas de s’organiser.

Dix ans déjà, mais la fiction romanesque de Mohamed Mbougar Sarr l’est de moins en moins, fictive, et surtout pas romanesque, dans certains pays sahéliens. Cette lecture est donc d’une brûlante actualité.

Dans ce premier roman, qui lui a valu plusieurs prix littéraires, l’auteur déploie déjà ce qui constitue la singularité de son talent : conjuguer dans son récit une narration captivante, des personnages inoubliables, des situations palpitantes et des réflexions qui s’élèvent au-dessus de l’intrigue.

Exemple entre cent :

« L’idéologie craint l’écriture des livres qu’elle pense dangereux. Elle la craint bien sûr parce qu’elle n’en contrôle pas le discours et le contenu, et que ceux-ci pourraient nuire à ses intérêts (en poussant des lecteurs à la révolte, par exemple) ; mais elle la craint aussi, indépendamment des conséquences que son contenu pourrait avoir, pour ce qui s’y joue en creux. C’est le geste même d’écrire que l’idéologie craint.

Car le fait d’écrire librement porte en lui un irrépressible déploiement de l’intelligence. Ecrire hors de l’idéologie, c’est avoir été le théâtre du mouvement ininterrompu et libre de l’intelligence qui sourd dans le geste de l’écriture, alors précisément que l’idéologie est la négation de ce mouvement de l’intelligence, qui, à ses yeux, doit tourner en rond dans le cadre qu’elle a établi ou n’être pas (c’est-à-dire être supprimée, dans tous les sens du terme). Et lorsqu’elle brûle des livres qu’elle juge dangereux, l’idéologie redoute au moins autant leur portée, que l’idée qu’ils aient pu être écrits hors d’elle dans l’espace et dans le temps. Ce qui, en clair, est dangereux dans les livres que l’idéologie efface, est autant la potentielle conséquence néfaste qu’ils pourraient avoir sur des lecteurs, que les conditions qui ont présidé à leur écriture : celle d’un irrépressible mouvement de l’intelligence.

Ce que l’idéologie craint et hait, c’est que l’écriture des livres dangereux soit le fruit d’une aventure libre de l’intelligence ; ce qu’elle brûle et veut nier aussi, c’est l’Histoire même de l’intelligence libre, dont l’écriture est à la fois le terme et le signe. » [1]

L’universalité transculturelle de cette lutte entre idéologie et intelligence nous transporte bien au-delà des spécificités sahéliennes, n’est-ce pas ?

4 septembre 2024

[1] Mohamed Mbougar Sarr, Terre ceinte, éditions Présence Africaine, 2017, page 314.