2024 05 06 : Alexandra Dovgan, miraculeuse

La pratique instrumentale, et singulièrement celle du piano, connaît une progression phénoménale dans le monde entier : ils sont 22 millions à le pratiquer aux USA et … 50 millions en Chine. Ajoutons à cette évolution quantitative les progrès considérables de l’enseignement et de la pédagogie musicales, au plus près des élèves. Adjoignons-y encore les développements techniques époustouflants de captation, d’enregistrement, de support et de restitution de la musique.

Alors il n’est évidemment pas étonnant que si l’on avait la chance il y a 60 ans d’entendre quelquefois d’excellents pianistes, c’est presque devenu banal de nos jours : ils sont dix fois, peut-être même cent fois plus nombreux. Par excellents pianistes j’entends les virtuoses au sens général du terme : les instrumentistes capables d’interpréter les œuvres les plus difficiles, avec une maîtrise technique leur permettant non seulement d’éviter les fautes mais de dominer la partition et de se consacrer avec aisance à sa restitution selon les indications du compositeur ou selon leur conception propre.

Mais, mais, mais, quant au degré ultime de l’interprétation : habiter l’œuvre et la donner à entendre avec une profondeur, une sonorité, une intensité spirituelle et sensible telles qu’on croit entendre directement le compositeur, du moins comme on se le représente, alors je crois (c’est purement subjectif mais fondé sur des centaines d’heures d’écoute) que cette capacité miraculeuse, magique, qui ne peut être ni enseignée ni apprise, ne s’est pas multipliée dans les mêmes proportions.

Hier j’allais entendre au Théâtre des Champs-Elysées l’une de ces merveilleuses interprètes figurant au rare cénacle que je me suis constitué : la Russe Alexandra Dovgan. Et je n’ai pas été déçu, je ne pouvais l’être puisque je connais déjà par cœur (par oreille en tout cas) la plupart de ses enregistrements.

Dans cette salle prestigieuse où elle est déjà venue deux fois (en 2019 et en 2022) mais où par force de circonstances involontaires je l’avais manquée, elle nous a interprété la Partita n° 6 de J-S Bach ; les Variations sur un thème de Corelli op. 49 de Rachmaninov et la Sonate-Fantaisie n° 2 op. 19 de Scriabine. Généreuse à l’image de son mentor Grigory Sokolov, elle nous a en outre gratifiés de cinq bis (Scriabine, Étude op. 2 nº 1 ; Rachmaninov, Prélude op. 32 nº 12 ; Chopin, Valse op. 64 nº 2 ; Brahms, Gavotte nº 1 et J.-S. Bach, Jesu bleibet meine Freude Cantate BWV 147).

Depuis la première fois que je l’ai entendue, je ressens à chaque fois le même choc que celui éprouvé à écouter Khatia Buniatishvili dont j’ai souvent parlé. Au-delà, bien au-delà de la prouesse technique, je suis envoûté, éberlué par la sensibilité de l’artiste, sa capacité à aller au plus profond de l’œuvre et me la faire admirer comme si c’était, j’en suis persuadé, l’âme du compositeur qui s’exprimait.

Et plus extraordinaire encore : cette maturité, cette capacité sensible qu’il faut progressivement acquérir pour parvenir à cette maîtrise, Alexandra Dovgan en fait la démonstration à 17 ans ! 17 ans ! Et en l’entendant quand elle n’était âgée que de 12 ou 13 ans j’avais déjà la même impression de plénitude.

6 mai 2024