Depuis mon passé décomposé, comme dans mon futur antérieur, je lis et relis Borges, cet extraordinaire écrivain argentin à la création profuse et notamment ses centaines de poèmes. Et justement je relis souvent celui-ci, qui à propos d’hier et de demain, des siècles et millénaires lointains, comme des heures et des jours à peut-être venir, déroule un magnifique symbolisme :
La chance [1]
Celui qui embrasse une femme est Adam. La femme est Eve.
Tout arrive pour la première fois.
J’ai vu comme une chose blanche dans le ciel. On me dit que c’est la lune, mais
que puis-je faire avec un mot et une mythologie ?
Les arbres m’effraient un peu. Ils sont si beaux.
Les animaux paisibles s’approchent de moi pour que je dise leur nom.
Les livres de la bibliothèque n’ont que des pages vierges.
Quand je les ouvre, les lettres jaillissent.
En feuilletant l’atlas je projette la forme de Sumatra.
Celui qui craque une allumette dans l’ombre se met à inventer le feu.
Dans le miroir il y a quelqu’un d’autre qui guette.
Celui qui regarde la mer voit l’Angleterre.
Celui qui déclame un vers de Liliencron [2] est entré dans la bataille.
J’ai rêvé Carthage et les légions qui dévastèrent Carthage.
J’ai rêvé la balance et l’épée.
Loué soit l’amour en qui ne se rencontre ni possédant ni possédée, mais où les deux s’accordent.
Loué soit le cauchemar, qui nous révèle que nous pouvons inventer l’enfer.
Celui qui descend vers un fleuve descend au Gange.
Celui qui regarde un sablier voit la dissolution d’un empire.
Celui qui joue avec un poignard présage la mort de César.
Celui qui dort est tous les hommes.
J’ai vu dans le désert le jeune Sphinx que l’on venait de sculpter.
Il n’y a rien de si vieux sous le soleil.
Tout arrive pour la première fois, mais de manière éternelle.
Celui qui lit ces mots les invente.
Alors encore, et encore, inventons les…
11 novembre 2023
[1] Borges, recueil Le chiffre paru en 1981 – La Pléiade, œuvres complètes II page 798
[2] Poète et romancier allemand (1844-1909) ; militaire il participa à plusieurs batailles.