Fleurs du mal : CXI – FEMMES DAMNÉES

Comme un bétail pensif sur le sable couchées,
Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers,
Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées
Ont de douces langueurs [1] et des frissons amers.

Les unes, cœurs épris des longues confidences,
Dans le fond des bosquets où jasent [2] les ruisseaux,
Vont épelant l’amour des craintives enfances
Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux [3] ;

D’autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves
À travers les rochers pleins d’apparitions,
Où saint Antoine [4] a vu surgir comme des laves
Les seins nus et pourprés de ses tentations ;

Il en est, aux lueurs des résines croulantes [5],
Qui dans le creux muet des vieux antres païens
T’appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,
Ô Bacchus [6], endormeur des remords anciens !

Et d’autres, dont la gorge [7] aime les scapulaires [8],
Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements [9],
Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,
L’écume du plaisir aux larmes des tourments.

Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,
De la réalité grands esprits contempteurs [10],
Chercheuses d’infini, dévotes [11] et satyres [12],
Tantôt pleines de cris [13], tantôt pleines de pleurs,

Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,
Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,
Pour vos mornes [14] douleurs, vos soifs inassouvies [15],
Et les urnes [16] d’amour dont vos grands cœurs sont pleins !

Georges Chelon 1997

[1] Figuré: affaiblissements moral et/ou physique causés par les fatigues de l’esprit, les peines de l’âme, ou la passion de l’amour.
[2] Figuré : murmurent.
[3] Pour y graver leurs prénoms.
[4] Selon la tradition catholique, Antoine le cénobite (251-360) a subi longtemps les tentations notamment charnelles du Diable mais il y résista.
[5] Synecdoque : les flambeaux qui s’écroulent en finissant de brûler.
[6] Dieu romain du vin correspondant au Dionysos de la mythologie grecque.
[7] Les seins d’une femme.
[8] Vêtement religieux composé de deux morceaux de tissu qui peuvent porter des images ou des textes sacrés, porté sur la poitrine et dans le dos.
[9] Allusion au roman La Religieuse de Diderot, publié à titre posthume en 1796 et qui fit scandale.
[10] Qui méprisent la réalité.
[11] Très pratiquantes des prières et rites religieux.
[12] Mythologie : demi-dieux sylvestres qui avaient des jambes et des pieds de bouc. Par extension, hommes qui ne cessent de courtiser grossièrement les femmes.
[13] De plaisir.
[14] Mélancoliques.
[15] Insatisfaites.
[16] Vases.