Additions de la 3e édition (1868) : XIV – LA LUNE OFFENSÉE

Ô Lune qu’adoraient discrètement nos pères,
Du haut des pays bleus où, radieux sérail [1],
Les astres vont se suivre en pimpant attirail,
Ma vieille Cynthia [2], lampe de nos repaires,

Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,
De leur bouche en dormant montrer le frais émail ?
Le poëte buter du front sur son travail ?
Ou sous les gazons secs s’accoupler les vipères ?

Sous ton domino [3] jaune, et d’un pied clandestin,
Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu’au matin,
Baiser d’Endymion [4] les grâces [5] surannées [6] ?

« — Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,
Qui vers son miroir penche un lourd amas d’années,
Et plâtre artistement le sein qui t’a nourri ! »
Ébauche [7] inachevée d’un épilogue
pour la deuxième édition de 1861
Tranquille comme un sage et doux comme un maudit,
J’ai dit :
Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…
Que de fois…
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame,

Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis [8],
Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues,
Tes temples vomissant la prière en musique,
Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle,
Tes découragements,

Et tes jeux d’artifice, éruptions de joie,
Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.

Ton vice vénérable étalé dans la soie,
Et ta vertu risible, au regard malheureux,
Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie…

Tes principes sauvés et tes lois conspuées [9],
Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes,
Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,
Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,
Tes tocsins [10], tes canons, orchestre assourdissant,
Tes magiques pavés dressés en forteresses,

Tes petits orateurs, aux enflures baroques [11],
Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,
S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques [12],

Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques [13].

Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe [14],
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence [15],

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Charles Baudelaire, bon à tirer des Fleurs du Mal

[1] Palais de l’empereur, d’un prince ou d’un sultan au Moyen-Orient.

[2] Pendant la Renaissance, l’âge baroque et le Romantisme anglais, l’un des surnoms de la Lune.

[3] Robe de prêtre ayant servi de modèle à une tenue de bal.

[4] Mythologie grecque : berger d’Élide, l’un des amants de Séléné, déesse de la Lune.

[5] Dans la mythologie romaine, déesses du charme et de la beauté.

[6] Passées de mode.

[7] Esquisse, brouillon.

[8] Meublés.

[9] Couvertes de honte publiquement, décriées.

[10] Sonner le tocsin en cas de danger, donner l’alarme.

[11] Exagérées, choquantes, ridicules.

[12] Fleuve d’Amérique du Sud, antonomase pour fleuve immense et puissant.

[13] Vêtements sans valeur.

[14] Pierre fine de couleur orange à rouge, variété de zircon.

[15] Dans l’ancienne chimie, partie la plus subtile extraite d’un corps. En alchimie, substance jouant un rôle important dans la transmutation. Figuré : ce qu’il y a de plus raffiné en quelque chose.