Additions de la 3e édition (1868) : VI – L’EXAMEN DE MINUIT

La pendule, sonnant minuit,
Ironiquement nous engage
À nous rappeler quel usage
Nous fîmes du jour qui s’enfuit :
— Aujourd’hui, date fatidique [1],
Vendredi, treize, nous avons,
Malgré tout ce que nous savons,
Mené le train d’un hérétique [2].

Nous avons blasphémé Jésus,
Des Dieux le plus incontestable !
Comme un parasite à la table
De quelque monstrueux Crésus [3],
Nous avons, pour plaire à la brute,
Digne vassale des Démons,
Insulté ce que nous aimons,
Et flatté ce qui nous rebute ;

Contristé [4], servile bourreau,
Le faible qu’à tort on méprise ;
Salué l’énorme Bêtise,
La Bêtise au front de taureau [5] ;
Baisé la stupide Matière
Avec grande dévotion [6],
Et de la putréfaction
Béni la blafarde lumière.

Enfin, nous avons, pour noyer
Le vertige dans le délire,
Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre [7],
Dont la gloire est de déployer
L’ivresse des choses funèbres,
Bu sans soif et mangé sans faim !…
— Vite soufflons la lampe, afin
De nous cacher dans les ténèbres !

Léo Ferré

[1] Qui relève du destin inévitable.
[2] Qui professe une doctrine, une maxime en opposition avec les idées reçues.
[3] Roi de Lydie du Vème siècle avant JC célèbre pour ses richesses.
[4] Profondément attristé.
[5] Expression qui deviendra célèbre, reprise par de nombreux écrivains, politiques et journalistes, par exemple François Mauriac.
[6] Pratique intense des prières et rites religieux.
[7] Instrument dont les cordes sont parallèles à la table d’harmonie. Selon la mythologie grecque, c’est le jeune dieu Hermès, fils de Zeus, qui créa la lyre.