2020 05 11 : Journal de confinement

Dès le premier jour d’enfermement réglementaire, je me suis évidemment plongé dans la lecture, à triples doses bien tassées… et en fin de deuxième semaine j’ai fini par songer : mais bon sang ! Et le souvenir, et les repères de dates et de durée ?

En période normale d’activités extérieures et pérégrinations déambulatoires, ces repères survivent le temps qu’il faut dans la mémoire, par les jalons des personnes rencontrées, des lieux visités ou parcourus, des évènements vécus ou subis ou observés…

Tandis que là, ben rien. Car la lecture attentive, passionnée ou divertissante, ne laisse aucune trace précisément datée , sauf si l’on en prend note.

Confinement, jour 14, page après page :
Italo Svevo
Romans

Son premier, Une vie, explore les aléas de la liberté existentielle bien avant Jean-Paul Sartre.

Confinement, jour 14, page après page :
Aimé Césaire
La Poésie

Il inventa le terme, un peu oublié aujourd’hui, de négritude, par lequel il réfutait les prétentions « d’assimilation culturelle », prétexte à perpétuer la domination colonialiste sur les Noirs.

Confinement, jour 15, page après page :
Denis Labayle
Nouvelles sur ordonnance

Ce cher Denis, ancien praticien hospitalier, qui avait vu venir il y a près de 20 ans la Tempête sur l’hôpital. Il nous livre ici des récits sensibles, humanistes, non dénués d’humour.

Confinement, jour 15, page après page :
Jacques Bouveresse
Le philosophe chez les autophages

Description incisive d’une certaine philosophie contemporaine qui se plaît à se dévaloriser elle-même, en tout cas à se renier en tant que discipline de pensée spécifique.

Confinement, jour 16, page après page :
Karel Čapek
La maladie blanche

Cette petite pièce de théâtre écrite en 1937 est une parabole glaçante contre le péril nazi et l’approche de la guerre : l’angoisse et les manipulations de l’opinion en période épidémique y sont cruellement diagnostiquées. Karel Čapek meurt d’une pneumonie, à Prague, le 25 décembre 1938.

Confinement, jour 16, page après page :
Silvia Avallone
La vie parfaite

Thème vieux comme l’humanité : l’attente d’un enfant non voulu, une grossesse subie par une gamine pauvre de 17 ans dans une sordide cité de Bologne. Roman magnifique dont les personnages féminins hanteront longtemps votre mémoire. Seule une femme pouvait aussi justement écrire, sur le fil du rasoir.

Confinement, jour 17, page après page :
Louis-René des Forêts
Œuvres complètes

Ecrivain « engagé » comme on disait hier : résistant, puis fondateur du Comité contre la guerre d’Algérie, puis signataire du Manifeste des 121 contre cette sale guerre ; c’était surtout un merveilleux poète.

Confinement, jour 17, page après page :
Sylvain Tesson
La panthère des neiges

Encore un confinement, mais quel confinement ! A 5 000 m d’altitude sur le plateau du Changtang au Tibet, des jours et des jours d’immobilité minérale et de méditation, en attendant l’apparition fugace…

Confinement, jour 18, page après page :
Albertine Sarrazin
L’astragale

J’ai commencé à lire ce livre le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes ; le relire plutôt, car je l’avais lu à sa sortie en… 1965. Autobiographie d’une écrivaine rebelle et indépendante, à une époque où le féminisme exigeait une tout autre vaillance qu’aujourd’hui.

Confinement, jour 18, page après page :
Vassili Golovanov
Eloge des voyages insensés

Ce n’est pas un documentaire touristique, oh non, mais une méditation à la fois anthropologique, sociale, morale, culturelle et spirituelle qui fait ressentir admirablement la signification universelle des horizons, lieux et pays traversés. L’anticonfinement intellectuel donc !

Confinement, jour 19, page après page :
Anna Akhmatova
Requiem

Lire la poésie russe me fait regretter de ne pas parler cette langue, car la traduction, évidemment… trahit un peu. Akhmatova écrit ces vers presque minimalistes entre 1935 et 1940, lorsqu’elle va attendre devant une prison l’hypothétique libération de son fils, qui ne surviendra que 15 ans plus tard, lui dont le père avait été exécuté 15 ans plus tôt…

Confinement, jour 19, page après page :
Lucien Jerphagnon
Au bonheur des sages

Quel joie de lire et relire ce philosophe, qui ne fut vraiment célèbre qu’après sa mort ; il nous donne envie d’être aussi sage que lui et nous ferait croire, lorsque nous refermons chacun de ses livres, que nous le sommes un peu devenus. Je prends le pari : lisez les premières pages de ce livre et vous ne pourrez plus le lâcher !

Confinement, jour 20, page après page :
Albert Cossery
Une ambition dans le désert

L’un de ses romans lumineux sur son Egypte natale et son peuple des rues. Je me souviens de Cossery le Magnifique que dans les années 90 je voyais souvent déambuler rue de Buci à Paris. J’appris qu’il avait quitté l’Egypte à 25 ans en 1938 pour n’y jamais retourner, or ce magicien en parlait comme s’il y était hier !

Confinement, jour 20, page après page :
Anuradha Roy
Sous les lunes de Jupiter

Elle nous parle de l’Inde que nous croyons connaître, elle nous en fait ressentir le mystérieux équilibre de douceur et de dureté, de fatalisme et de cruauté, de sagesse et de violence, dont nous voyons hélas de quel mauvais côté actuellement il penche avec le détestable régime du détestable Modi.

Confinement, jour 21, page après page :
Bernard Ollivier
Nouvelles d’en bas

Une quinzaine de courtes nouvelles. L’en bas dont il s’agit, c’est le métro et ses habitants permanents, les SDF comme on dit administrativement, clochards les nommait-on du temps de ma jeunesse, ces « mains tendues que l’on ignore » comme les désigne l’auteur. La nouvelle la plus férocement représentative de notre belle époque ? Le gros lot.

Confinement, jour 21, page après page :
François Bégaudeau
Histoire de ta bêtise

Pif ! Paf ! Les gens qui comme moi ont voté Macron en 2017 en prennent plein la tronche, avec une férocité qui j’espère leur fait mal et les portera à ne plus recommencer à se faire balader… parce qu’ils le veulent bien !

Confinement, jour 21, page après page :
Gabriel Garcià Marquez
Chronique d’une mort annoncée

Ce pourrait être un polar mais ce n’en est pas un, puisque dès les premières pages on sait comment la mort viendra, inéluctablement, et par qui elle sera donnée ; c’est donc le récit d’une fatalité enracinée dans les habitudes séculaires de ce pays, la Colombie qui, à l’époque où le roman fut écrit, connaissait le plus fort taux d’homicides du monde.

Confinement, jour 22, page après page :
Cioran
Sur les cimes du désespoir

« Il est certain que les seules expériences authentiques sont celles qui naissent de la maladie. » Citation de circonstance ? En tout cas je ne décolère pas contre la Pléiade : contaminée par le mercantilisme, elle écarta ce livre du volume Œuvres de Cioran, sans doute pour « l’optimiser » à 1 500 pages.

Confinement, jour 22, page après page :
George Steiner
Oeuvres

Il vient de nous quitter. Quel plaisir de lire une pensée indépendante, hors des dogmes et sentiers balisés. Quelles leçons de lucidité sur de grandes questions contemporaines : l’antisémitisme dans la vie sociale, la culture et la barbarie, la musique et les mathématiques, les langues et la sexualité, la poésie, les femmes et la créativité, la psychanalyse et la philosophie, et pour finir l’euthanasie.

Confinement, jour 22, page après page :
Dany-Robert Dufour
La situation désespérée du présent me remplit d’espoir

Je ne vais pas énumérer ici les philosophes bouffons, caractériels, de supermarché, de foire télévisuelle, de croisière sénescente… ce serait trop long. Mais voici à mon sens le plus lucide des philosophes vivants que j’aie lus. Commencez par ce livre, quand vous l’aurez lu vous voudrez lire les autres.

Confinement, jour 23, page après page :
Guy Bedos
Inconsolable et gai

Je suis effectivement inconsolable de déplorer que Guy Bedos ne se produise plus en scène pour nous éructer sa verve et sa férocité ; mais cela me rend gai de pouvoir au moins le relire.

Confinement, jour 23, page après page :
Edouard Louis
En finir avec Eddy Bellegueule

Récit autobiographique de celui qui a vécu, non le très vivable purgatoire du confinement, mais l’enfer de l’enfermement (pourtant, aucune étymologie commune !), dans une cellule familiale, qui rarement ne s’est aussi justement dénommée, et dans la prison surpeuplée des misères sociales.

Confinement, jour 23, page après page :
Goliarda Sapienza
Les Certitudes du doute

Cette écrivaine contestataire et indomptable, le fut à un degré qu’un homme ne saurait atteindre, parce qu’avant de lutter dans l’arène intellectuelle, politique ou sociale, cette femme partait de plus loin : il lui fallut d’abord remporter d’âpres combats contre les conventions et contentions qui l’opprimaient dans l’Italie des années 1930-1960.

Confinement, jour 24, page après page :
Anthologie bilingue de la Poésie du Brésil
Antologia Bilíngue da Poesia Brasileira

Sait-on en France combien de Brésiliennes et Brésiliens aiment et ont aimé notre pays ? Sans évoquer l’empereur Pedro II mais uniquement les poètes, cette anthologie en révèle plusieurs.
Sabemos aqui na França quantos Brasileiros amam e amaram nosso país ? Sem mencionar o imperador Pedro II, mas apenas os poetas, esta antologia contém vários.
Exemplo, Martins Fontes :
E da Côte d’Azur cenas maravilhosas,
Do mês de maio em mil novecentos e doze
do luar de Cimiez, da primavera em Nice,
e da flor que eu te dei, no jardim de Val-Rose.

Confinement, jour 24, page après page :
François Cheng
L’éternité n’est pas de trop

Ce qu’il y a de bien avec Cheng le catholique, Cheng le mystique, c’est que sa vérité est exposée en termes de philosophie universelle et donc le non-croyant peut y être réceptif, suivre sa pensée, adhérer à sa réflexion sans pour autant consentir à sa foi.

Confinement, jour 24, page après page :
Georges Hyvernaud
La peau et les os

La claustration qu’il subit fut plus sévère que la nôtre : cinq ans prisonnier en Allemagne. Son récit autobiographique n’est pas tendre pour ses compagnons de captivité et son déconfinement ne fut pas éblouissant. Les temps étaient durs en 40-45.

Confinement, jour 25, page après page :
Chimamanda Ngozi Adichie
Autour de ton cou

Quelques nouvelles retraçant la vie courante des classes populaires ou moyennes du Nigéria, loin des clichés et des préjugés, au travers d’histoires parfois douces, parfois cruelles, graves ou ironiques, pudiques ou allusivement impudiques, toujours lucides et sans pathos

Confinement, jour 25, page après page :
Ivan Illich
Némésis médicale

On le disait dépassé, daté, Illich… Ah oui ! Relisez cette analyse implacable des méfaits iatrogènes de la médecine productiviste, aux antipodes d’une médecine de prévention, de l’éducation sanitaire et de la santé publique. Peut-être va-t-il redevenir actuel.

Confinement, jour 25, page après page :
Jean-Claude Izzo
Le soleil des mourants

Ils sont confinés à perpétuité, eux ; éparpillés pour que leur pandémie reste invisible à nos regards indifférents. Car les mourants, ce sont les SDF pour lesquels Izzo plaidait en 1999, et malgré lui (si tôt disparu, hélas), malgré l’Abbé Pierre, ces mourants ont… proliféré, de 70 000 à l’époque à plus de 200 000 aujourd’hui.

Confinement, jour 26, page après page :
Thomas Porcher
Les délaissés

Vous êtes allergique aux ouvrages économiques ? Alors lisez celui-ci : bref, lisible, limpide, et lucide surtout. Il analyse l’arrière-plan social systématiquement déglingué et devenu politiquement intolérable dans la crise où nous sommes aujourd’hui confinés.

Confinement, jour 26, page après page :
Svetlana Alexievitch
Oeuvres

La grandeur du peuple Russe, l’incroyable dignité des femmes et hommes de Russie, de Biélorussie, d’Ukraine et autres territoires dévastés de l’ex-URSS, impressionnant mémorial transcrit dans une quête d’absolue vérité par la Prix Nobel 2015.

Confinement, jour 26, page après page :
Nicolas Mathieu
Leurs enfants après eux

Ado, je n’appréciais pas trop ma région natale ; pas davantage aujourd’hui et ce roman ne me fera pas changer d’avis, qui dépeint la désespérance, le no future et la vie étriquée de gens modestes à l’horizon des hauts-fourneaux éteints de Lorraine.

Confinement, jour 27, page après page :
Alexis Jenni
L’art français de la guerre

Le roman évoque, à travers l’un d’entre eux, le parcours, de la Résistance à la Guerre d’Algérie, d’hommes ayant servi la France et morts pour elle souvent, mais ayant aussi asservi et tué en son nom. Il montre combien cette duale tragédie marque encore profondément notre conscience collective.

Confinement, jour 27, page après page :
Apollinaire
Oeuvres poétiques

Quand j’étais ado, je tenais ce cher Guillaume pour le plus grand poète du XXe siècle. Maintenant que ce siècle est clos, le relisant je maintiens cette opinion de jeunesse. Miraculeux poète : le seul écrivain à ma connaissance à avoir poétisé la Guerre de 14-18, autrement terrible que celle que nous traversons ces semaines-ci. Exemple, en quelques mots sans emphase, comme toujours :
« Et toi mon cœur pourquoi bats-tu
Comme un guetteur mélancolique
J’observe la nuit et la mort »
Ce n’est pas l’horrible conflit qui aura la peau du poète… mais la grippe espagnole, le 9 novembre 1918.

Confinement, jour 27, page après page :
Bruce Machart
Le sillage de l’oubli

Nous voici transportés dans un pays et une époque d’une dureté qu’on peine à imaginer, entre 1895 et 1924 : deux générations d’immigrés tchèques installent leurs fermes au Texas et élèvent leurs chevaux. Même l’amour en ce temps et en ces lieux était violent, dur, sans romantisme.

Confinement, jour 28, page après page :
Raoul Vaneigem
Pour l’abolition de la société marchande, pour une société vivante

Ah Raoul ! Belge de naissance et Français de cœur comme Brel, et l’un des survivants du situationnisme, il s’exerce en 2002 dans ce livre à plaider que l’abolition de la société marchande, qui n’en finit pas de pourrir la planète et notre vie, peut et doit être non-violente et inventer un dépassement historique. Puisse-t-il dire vrai.

Confinement, jour 28, page après page :
Démosthène
Le code Jupiter

Des livres sur Emmanuel Macron il s’en est déjà publié près d’une centaine ; de la dizaine que j’ai lus, voici le plus intelligent ; paru fin 2018 (sous un pseudonyme transparent), ses dernières pages suggèrent un épilogue cataclysmal, mais cette fable n’en est que plus sidérante aujourd’hui.

Confinement, jour 28, page après page :
Marc Bloch
L’étrange défaite

Cette réflexion qu’il écrivit dans l’urgence en juillet-septembre 1940, livrait une analyse élargie, au-delà du désastre militaire de mai, aux causes premières, politiques et sociales, des 20 années précédentes. En juillet, le général de Gaulle affichait : « La France a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre ».
Ma crainte aujourd’hui n’est pas que la France perde la bataille de la Covid-19, elle a les ressources de l’emporter, mais qu’elle continue de perdre la guerre, faute de l’avoir engagée, contre l’envahissement de la finance.

Confinement, jour 29, page après page :
Christian Poslaniec et Bruno Doucey
Outremer, trois océans en poésie

On a la triste impression que la poésie s’efface de la littérature actuelle ; à moins que les éditeurs ne fassent pas leur travail. Bruno Doucey, lui, le fait bien, il nous livre ici un florilège de poètes qui, comme le titre l’indique, nous transporte aux Antilles, en Guyane, à St-Pierre-et-Miquelon, à Mayotte, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie, à Wallis et Futuna et en Polynésie… Par temps de confinement, belle navigation.

Confinement, jour 29, page après page :
Fabrice Humbert
Le monde n’existe pas

Ce pourrait être un conte fantastique, mais progressivement cela vire au cauchemar. La puissance maléfique de la manipulation, du storrytelling, poussée à l’extrême, cela ne peut exister qu’aux USA, of course. On dit ça, soixante ans que j’entends dire ça… et toujours cela finit par arriver chez nous un jour.

Confinement, jour 29, page après page :
Dino Buzzati
Oeuvres

Je vous vois venir : vous alliez dire qu’en ces temps de confinement je vais inévitablement évoquer Le Désert des Tartares. Et bien non ! j’ai préféré relire Barnabo des montagnes et son atmosphère fantastique d’immobilité sidérée et d’attente. D’attente de l’inconnu, de l’indicible, du jour d’après, de chaque jour d’après, l’un suivant l’autre, se ressemblant.

Confinement, jour 30, page après page :
Haoran
Les enfants de Xisha

Haoran, fils de paysan pauvre, autodidacte, participa dès l’adolescence comme activiste puis comme écrivain aux péripéties de la République Populaire de Chine ; on dira peut-être que ce roman de 1974 est daté, en tout cas il décrit magnifiquement les espérances, la farouche volonté progressiste et les grandes illusions d’une épopée.

Confinement, jour 30, page après page :
Jacques Chardonne
Le ciel dans la fenêtre

C’est peu dire que Chardonne n’a pas la cote : il est quasiment oublié. Ses brefs romans sont écrits dans un style d’une rare élégance, d’une irréprochable pureté et d’une simplicité magique, sans effets décelables… ce qui explique sans doute la mésestime obstinée dans laquelle l’époque le confine.

Confinement, jour 30, page après page :
Jean-Pierre Vernant
Oeuvres

Vernant commença par être premier au concours de l’agrégation, puis Résistant dès février 1942, communiste et, pour aggraver son cas, signataire du Manifeste des 121 contre la sale Guerre d’Algérie. Etonnez-vous que lorsqu’il entra en profession d’helléniste, il fut accueilli dans ce milieu compassé avec une certaine distance ; ce fut nonobstant l’un des plus grands.

Confinement, jour 31, page après page :
Giorgio Agamben
Le temps qui reste

Gageure : proposer un nième commentaire de l’Epître aux Romains de l’apôtre Paul, après tant d’exégèses livrées au cours des siècles ! Analyse dense (il faut suivre !) mais captivante, que l’on soit chrétien ou non, car l’Italien Agamben s’y engage en philosophe émérite, plaçant le concept de temps au cœur de sa réflexion. Alors, par le temps présent qui ne court pas mais se traîne, voici une précieuse gym d’intérieur.

Confinement, jour 31, page après page :
Mathias Enard
Boussole

L’érudition est vertigineuse, à chaque page ; peut-être excessive… Mais mise au service d’une grande cause : l’orientalisme non comme discipline austère mais passion des civilisations anciennes et actuelles, du Caire à Téhéran, d’Istanbul à Bagdad. Le narrateur, insomniaque, graphomane et mélomane, développe un magnifique plaidoyer pour l’harmonie des peuples, des cultures et des hommes.

Confinement, jour 31, page après page :
Olivier Larronde
Rien voilà l’ordre

Dans les années 45-55, Larronde fut brièvement propulsé au zénith du monde des lettres ; il échoua ensuite au purgatoire des poètes considérés comme mineurs. C’est pourtant un astre de première grandeur dans ce XXe siècle où le firmament poétique ne scintilla pas beaucoup.

Confinement, jour 32, page après page :
Pierre Zaoui
La traversée des catastrophes

Sous-titré Philosophie pour le meilleur et pour le pire, cet essai ne baratine pas une dérisoire esquive du malheur, comme s’y complaît la tendance contemporaine à faire l’autruche. L’auteur, qui ne fait pas mystère de son athéisme, propose au contraire de regarder en face le meilleur et le pire et les faire coexister : un solide manuel de survie.

Confinement, jour 32, page après page :
Pierre Desproges
Vivons heureux en attendant la mort

Lui hélas ne l’attendit pas trop longtemps. Que ne nous dirait-il pas aujourd’hui, ce cher disparu ? Comme pour Coluche, bien souvent je me pose la question.

Confinement, jour 32, page après page :
Yi Munyol
Le Poète

La puissance du roman est constituée par la relation du conflit, absolu pour un Coréen, entre la piété filiale du poète et son obéissance au pouvoir. On imagine combien l’auteur s’est identifié à son personnage : lui-même est un fils de traître, son père étant passé en Corée du Nord. L’une de ses réflexions nous fera songer à nos Villon ou Rimbaud : « Ceux qui vivent à la dérive ne sont pas tous des poètes, mais les poètes vivent tous à la dérive »

Confinement, jour 33, page après page :
André Frénaud
Depuis toujours déjà

Poète un peu oublié, peut-être parce qu’il écrivait en vers et que ses vers sont intelligibles ? Signataire lui aussi du Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie, ami d’Aragon, d’Eluard et Char, à l’écart des chapelles, il voulut rester modestement un artisan humaniste. Depuis toujours je l’aime…

Confinement, jour 33, page après page :
Robert Antelme
L’espèce humaine

Il savait au plus haut point ce sur quoi il écrivait : il en était revenu, des camps de la mort, et ils n’étaient pas nombreux à en être rescapés, et moins nombreux encore à pouvoir en écrire l’inhumanité absolue. Ce fut son unique livre et un livre unique de méditation sur l’irréductible dignité humaine.

Confinement, jour 34, page après page :
Bernard Dimey
Sable et cendre

Si la claustration vous déprime, ne lisez pas Dimey, bien que ses vers, lorsqu’ils ne crient pas la misère et les paumés des bars et des rues, chantent formidablement (car il chanta aussi, en mode récitatif) Londres, Pékin, le Paris des Poètes, Paris aujourd’hui disparu hélas sous l’insignifiance des décors à touristes.

Confinement, jour 34 page après page :
La Revue des Deux Mondes
De toutes les revues littéraires et politiques que je lis, c’est la plus à droite…
et c’est sans doute la meilleure !
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Confinement, jour 35, page après page :
Rutebeuf
Poèmes de l’infortune

L’un des premiers Princes des poètes, puisqu’il vécut au XIIIe siècle et son lointain frère en poésie François Villon au XVe seulement. A ma génération, personne n’a oublié ses vers mis en chanson par Léo Ferré en 1955 et repris ensuite par une multitude d’interprètes : « Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus, et tant aimés… »

Léo Ferré

Catherine Sauvage

Cora Vaucaire

Joan Baez

Philippe Léotard

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Confinement, jour 35, page après page :
J.M.G. Le Clézio
Bitna, sous le ciel de Séoul

200 petites pages, mais une sûreté de plume, une économie de moyens et de mots que seuls les plus grands écrivains maîtrisent à ce point. A travers des notations anodines, on y retrouve l’atmosphère de Séoul, l’apparence des belles personnes séoulites et peut-être un peu de l’âme coréenne lorsqu’on a eu la chance et l’honneur de les connaître.

Confinement, jour 36, page après page :
Bruno Jasienski
Je brûle Paris

Ecrivain maudit. En 1927 Paul Morand, grand bourgeois, diplomate, réactionnaire, homophobe et antisémite (ce qui lui vaudra le Figaro, l’Académie et même La Pléiade) publie un texte ordurier contre l’URSS : Je brûle Moscou.
Jasienski, juif, polonais, communiste, réfugié en France, lui répond par Je brûle Paris, allégorie classe contre classe : la ville est dévastée par la peste qui détruit le capitalisme et finalement régénérée par le prolétariat. Expulsé de France, il est accueilli à Moscou en héros de la plume et il occupe des postes importants. Jusqu’en 1938 : douze balles dans la peau.

Confinement, jour 36, page après page :
Imre Kertész
Être sans destin

Ce n’est pas un destin en effet que de séjourner à Auschwitz en 1944 et Buchenwald en 1945. Kertész y fut à 15 et 16 ans… Son livre n’est pas un récit mais un roman, il insiste sur ce point, même si le narrateur est un adolescent. Mise à distance que j’ai constatée chez la plupart des gens « qui en étaient revenus ». Encore une histoire de captivité, actuellement démoralisante direz-vous. Fichtre non ! Ce que Kertész a vécu nous porte, par la décence la plus élémentaire, à relativiser le tout petit peu qui nous arrive.

Confinement, jour 37, page après page :
Curzio Malaparte
Oeuvres

Malaparte, de père allemand, de mère italienne et d’âme française, mieux qu’aucun autre écrivain européen contemporain de cette époque relate en temps réel, tout en les surplombant avec une vision morale implacable, les épouvantables cruautés, l’affreux théâtre de perversions et la farandole de personnages maléfiques de cette abominable Deuxième Guerre, dans notre Europe martyrisée par le nazisme.

Confinement, jour 37, page après page :
Elie Faure
Histoire de l’art – L’esprit des formes

C’est une réflexion sur l’art comme à ma connaissance il n’y en eut aucune autre. Bien au-delà des dimensions esthétique, picturale, plastique, architecturale : sur l’esprit des formes, comme son titre l’indique superbement. Mais je suis de parti-pris : ce fut ma bible artistique de jeunesse ! Si vous ne deviez lire qu’un seul ouvrage d’histoire de l’art, c’est celui-là.

Confinement, jour 38, page après page :
Jaroslav Hašek
De Prague à Budapest

Je me souviens du Tchèque qui était l’interprète de notre groupe lors de mon premier voyage dans son pays, à la fin des années 90 ; j’avais sympathisé avec lui car il était discret, cultivé, finement ironique… bref, comme Hašek. C’est lui qui me conseilla cet auteur quand je lui demandai comment sortir des inévitables Kafka, Hrabal ou Kundera.
Il aimait la France malgré l’abandon de Munich, plus modérément l’Allemagne pour ses exactions 38-45 et sa nouvelle invasion, économique cette fois, dont c’était alors le début.
Et relisant avec délectation En pays souabe, c’est toujours à ce Tchèque auquel je pense.

Confinement, jour 38, page après page :
Patrick Modiano
Souvenirs dormants

Modiano reste pour moi une énigme : chacun de ses romans est une redite des précédents, dans la forme comme dans l’atmosphère et pourtant c’est à chaque fois totalement nouveau. C’est la magie de Modiano.

Confinement, jour 39, page après page :
Les Temps modernes
Après la dérive mercantile infligée à La Pléiade, autre signe de décadence de Gallimard : les Temps modernes, revue fondée en 1945 par Sartre et Beauvoir, disparait fin 2018, quatre mois après le décès de son dernier directeur Claude Lanzmann, sans même un numéro d’adieux, sans belles paroles d’hommage, alors que le dernier numéro, le 700, annonçait la poursuite.
Sur le site Gallimard, aucune mention, comme si l’éditeur avait honte de ce qu’il a laissé advenir. Certes, la revue n’avait plus le niveau des années prestigieuses ; mais le forfait de Gallimard est néanmoins impardonnable.

Confinement, jour 39, page après page :
Orhan Pamuk
La maison du silence

Chaque fois que je referme un roman de Pamuk, je peste contre l’attitude de la Commission européenne de différer depuis 30 ans la candidature de la Turquie, tant on ressent à le lire qu’aussi bien l’intelligentsia (La Maison du silence) que les milieux modestes (Cette chose étrange en moi) étaient proches de nos mentalités, avant de diverger sous la peut-être résistible calamité Erdogan.

Confinement, jour 40, page après page :
Négar Djavadi
Désorientale

L’Iran ce grand pays, cette immense civilisation, ce peuple fier, parcouru et raconté des années 50 à nos jours, de l’intérieur puis de l’émigration, par trois générations d’Iraniens, d’Iraniennes surtout, car ce sont les femmes qui ont le meilleur rôle dans ce roman peut-être un peu autobiographique.

Confinement, jour 40, page après page :
Jorge Semprún
L’écriture ou la vie

Pour être exact, ce récit autobiographique, je ne viens pas de le relire entièrement : juste quelques pages. Sinon (comme pour L’espèce humaine de Robert Antelme), je ne pourrais ensuite plus rien lire huit jours durant, tant le reste de la littérature, même la plus profonde, me semblerait subsidiaire après ces terribles lignes.
Or il est indispensable de lire un tel livre : le refermant, vous ne penserez plus pareil, pour le restant de vos jours. La dignité du réel immédiat, comme disait l’autre.

Confinement, jour 41, page après page :
Gaël Faye
Petit pays

Ce petit pays, c’est le Rwanda en 1993, où Gaby un gamin qui vit sa vie heureuse de métis-expat, voit arriver l’orage, le monstrueux orage, à des signes d’abord anodins puis alarmants, jusqu’à ce que la furie brutalement s’installe…

Confinement, jour 41, page après page :
Marcel Béalu
Dans la loi hors des lois

C‘était un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître : pour accéder à la félicité de la lecture, il fallait d’abord accomplir les préliminaires, je veux dire se munir d’un bon coupe-papier et déflorer les pages du livre non massicoté.
Et je vous garantis que les poèmes de Marcel Béalu, un peu méconnu, presque oublié, méritent ce labeur délicat et ce soin amoureux.

Confinement, jour 42, page après page :
Leonardo Padura
Ce qui désirait arriver

Dans les nouvelles comme dans les romans du Cubain Padura, il y a toujours la même trame restituant les dimensions quotidiennes et idéalistes de ce tragique XXe siècle qui n’en finit pas de se clore, car les espérances et malédictions qu’il porta ne sont pas encore dissipées. La plus belle des nouvelles de ce recueil : peut-être bien Adelaida et le poète.

Confinement, jour 42, page après page :
Bertrand Russell
Si vous commencez par les Principia Mathematica, vous abordez l’Eiger par la face nord ! Je m’y suis risqué en 2010 et suis resté bloqué en bivouac à la page 62… En comparaison, son Histoire de la philosophie occidentale est une excursion captivante.
Mais en ce temps de fainéantise imposée, il ne serait pas sot de relire Eloge de l’oisiveté, trente courtes pages qui déjà en 1932 en disaient bien long sur notre course frénétiquement abêtie.

Confinement, jour 43, page après page :
Henri Calet
De ma lucarne

Recueil d’une cinquantaine d’articles, parus entre 1947 et 1955, ce qui en fait le charme, l’intérêt et… la frustration. Le charme et l’intérêt de revoir des lieux, des rues, des monuments ou des espaces publics, 60 ans plus tard. Frustration quand le lieu que nous décrit l’auteur n’existe plus… que comme décor pour touriste crédule ou gogo crétin, vidé de toute substance.

Confinement, jour 43, page après page :
Philippe Geluck
Le chat

Après l’exigeante ascèse russellienne et l’insoutenable barbarie malapartienne, Le Chat … ça m’va !
D’autant que le chat est ordinairement casanier, mais lorsque son libre arbitre l’invite à sortir, ce compagnon se moque comme de sa première musaraigne des réglementations confinatoires.

Confinement, jour 44, page après page :
Philippe Muray
Après l’histoire

C’était un intellectuel de droite, mais de haut vol. Il pourfendait il y a 20 ans le culte de la nouveauté pour la nouveauté, donc il fut étiqueté ringard ; il vitupérait l’époque livrée à la décérébration marchande et festive, alors il fut catalogué réactionnaire.
Mais dans la période actuelle d’hypermodernité triomphante, lisez ou relisez Muray, pardonnez-lui sa tendance, ô si franche ! à quelquefois ratiociner, et dites-moi si ce n’était pas lui qui voyait juste et parlait clair.

Confinement, jour 44, page après page :
La Revue du crieur
La plus jeune des revues : pas encore cinq ans d’âge. Mais l’une des plus intéressantes ; clairement engagée politiquement, c’est certain, mais pas toujours selon les lignes de clivage habituelles.

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Confinement, jour 45, page après page :
Bohumil Hrabal
Une trop bruyante solitude

A la différence de la mienne, la solitude du narrateur est bruyante. En effet il travaille, dans une cave, à jeter au pilon des tonnes d’ouvrages interdits par la censure du pays qu’est la Tchécoslovaquie d’avant 1990 et sa Révolution de Velours. C’est une courte fable, humoristique comme toujours chez Hrabal, sauf que lui-même eut à subir peu drôlement la vilenie du pilon pour plusieurs de ses œuvres.

confinement – jour 45 :
Mais c’est le Premier Mai !
Or moi, un Premier Mai sans manif, je ne l’ai jamais vécu en 54 ans, alors je défile intra muros
Au déconfinement nous ne prendrons pas la Bastille, mais l’Elisée, pas celui du Minus, mais l’Elisée Reclus bien sûr : il y a 150 ans il pensait juste et clair :
« La Terre devrait être soignée comme un grand corps, dont la respiration accomplie par les forêts se réglerait conformément à une méthode scientifique ; elle a ses poumons que les hommes devraient respecter puisque leur propre hygiène en dépend. »

Confinement, jour 45, page après page :
Frantz Fanon
Oeuvres

Un phare de ma jeunesse ; pourtant quand je le lus en 1965 (grâce à l’inoubliable éditeur François Maspero) il était déjà mort, très jeune, depuis quatre ans. Mais ses livres étaient aussi flamboyants que son parcours : médecin, Martiniquais, anticolonialiste, acteur de l’indépendance algérienne…
Ce recueil a été réédité il y a dix ans, qui plus est avec une excellente préface du philosophe camerounais Achille Mbembe. Alors ne vous refusez pas cette lecture de joli mois de mai !

Confinement, jour 46, page après page :
Francis Jammes
Oeuvre poétique complète

Tout n’est pas de la même veine chez Jammes, mais quand la veine est bonne, quelle veine pour nous !

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Confinement, jour 46, page après page :
Ian Bostridge
Le Voyage d’hiver de Schubert

Là vous en aurez pour votre confinement ! 420 pages bien serrées sur un morceau qui dure 1 heure 15 ! Calculez : six pages par minute, une toutes les 10 secondes.. il vaut mieux donc le lire séparément. Mais quelle invitation au voyage ! Dans la musique évidemment puisque toute autre randonnée nous est présentement interdite

Confinement, jour 47, page après page :
Maurice Leblanc
Arsène Lupin

Le roi de l’évasion, pensez si sa lecture est de circonstance ! Avec lui, on s’esquive les doigts dans le nez chaque fois qu’on est emprisonné, on s’esbigne à toute vitesse vers les sites merveilleux du pays de Caux, de Jumièges, de Bretagne, on rôde dans les beaux quartiers parisiens infestés d’une faune peu estimable. Cet Arsène, une superbe arsouille ? Tu l’as dit bouffi !

Confinement, jour 47, page après page :
René Guy Cadou
Poésie la vie entière

C’est par hasard que je lus Cadou : habitant alors à Saint-Brévin-les-Pins j’avais appris par un entrefilet de Ouest-France qu’il avait vécu à quelques kilomètres de là. Depuis, il ne s’est pas passé une année sans que je ne relise des pages de René Guy Cadou. Depuis 45 ans donc… et sa poésie m’est toujours aussi précieuse.

Confinement, jour 48, page après page :
André Blanchard
Entre chien et loup

Si la célébrité dans le monde littéraire était proportionnée au talent, André Blanchard devrait en bénéficier davantage. Il n’était pas un pisse-copie : Entre chien et loup comptait 70 pages et ses ouvrages suivants ne dépassèrent jamais 250 pages. En 25 ans il nous en livra onze, pas même un tous les deux ans. Il ne sacrifia jamais à la frénésie vendeuse du roman : ses bouquins étaient des carnets, des petites chroniques, des réflexions au jour le jour, sur la littérature et l’actualité. Un ravissement de propos incisifs, lucides, ironiques, subtils, tendres, désabusés.

Confinement, jour 48, page après page :
Antoine Sénanque
La grande garde

Chaque année, depuis Slaughter et Soubiran, sortent énormément de romans sur la médecine et l’hôpital ; un nombre incalculable de navets. Et dans la production récente je me souviens qu’un certain eut son fort tirage, ses dix prix, ses deux théâtralisations et son film de gloire et pourtant, quelle enflure !
Raison de plus pour se réjouir lorsqu’il en paraît un bien, très bien. Et celui-ci le fut.

Confinement, jour 49, page après page :
Nikos Kazantzaki
Alexis Zorba

Aveu : je n’avais jamais lu le livre, alors que le film, je l’ai vu et revu. Venant enfin de lire le roman, je n’exprime aucune préférence : ils sont tellement différents.
Le livre est bourré de réflexions profondes ; tiens, au hasard, écrit en 1946 mais bien dans l’air de notre temps :
« Je savais ce qui s’effondrerait, mais je ne savais pas ce qu’on reconstruirait sur les ruines. Cela, personne ne peut le savoir avec certitude. Le monde ancien, c’est du tangible, du solide, nous le visons et le combattons à tout moment. Le monde à venir, lui, n’est pas encore né, il est impalpable, évanescent, de la même matière que les rêves, c’est un nuage ballotté par des vents violents… »
70 ans plus tard, il est devenu urgent de réaliser nos rêves puisque le monde ancien s’effondre sur nos têtes.

Confinement, jour 49, page après page :
Bruno Doucey
S’il existe un pays

Chez nous la poésie n’a jamais été autant délaissée qu’aujourd’hui. C’est pourtant le genre littéraire le plus ancien avec le théâtre son frère, puisque dans les temps antiques les textes se pratiquaient et se transmettaient surtout par le récit, la déclamation, la représentation.
Ce recueil, le premier que cet éditeur modeste accepte de consacrer à son œuvre, vous réconciliera avec la poésie si les poètes hermétiques vous en ont éloignés. Car ses vers sont lisibles et limpides et sensibles.
On dit souvent que la simplicité et l’économie de moyens sont, en littérature comme ailleurs, la marque du talent et l’aboutissement d’une grande maîtrise. Alors à cette aune Bruno Doucey est un très grand poète.

Confinement, jour 50, page après page :
Jacques Chessex
Un Juif pour l’exemple

Je l’avoue à ma honte : j’apprécie modérément les Suisses. Une fréquentation excessive du TGV Lyria, deux fois par semaine, dix années durant, est à l’origine de ce vilain syndrome.
Car 400 ou 500 confinements itinérants avec des gens ne parlant qu’argent, fringues, comparaison immobilier parisien versus immobilier vaudois, montres de luxe, smartphones, jet lag et autres conneries (inventoriées d’ailleurs par le Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg), forcément ça potentialise l’allergie.
Heureusement il y a Chessex, lequel d’ailleurs dans ce court roman ne livre pas une image enthousiasmante de son cher pays.

Confinement, jour 50, page après page :
Louis Aragon
choix de poèmes de Philippe Caubère

Aragon a écrit quantité de poèmes, comme Ronsard, Lamartine, Hugo… Si on en a le loisir et l’envie on peut les lire tous, systématiquement. Mais inévitablement on nourrit dans la mémoire du cœur et de l’esprit une sélection personnelle.
Et miracle, le choix qu’en fit Philippe Caubère en 1996 (large choix quand même : deux déclamations de deux heures chacune !) fut presque exactement le mien.
Et parmi eux, ces quatre vers, qui parmi tant d’autres mais plus et plus encore ne cessent de me hanter depuis mes 15 ans :
Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé
Qui le saisit à la crinière entre ses genoux qui le dompte
N’entend désormais que le bruit des fers de la bête qu’il monte
Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l’équipée…

Confinement, jour 51, page après page :
Stéphane Audeguy
Histoire du lion Personne

Un lion, c’est connu, ne parle pas, son langage en tout cas nous est indéchiffrable ; et pense-t-il seulement ? Ce roman répond à cette grave question. Personne, le lion, n’y parle jamais, mais vous suivrez son parcours et vérifierez que la compagnie humaine, malgré quelques bonnes intentions, ne vaut rien de bon au genre animal.

Confinement, jour 51, page après page :
Ossip Mandelstam
Poésies

Mandelstam a illustré, comme d’autres poètes, Maïakovski ou Essénine, le divorce irrémédiable entre le régime stalinien et les écrivains : en 1934 il est relégué à Voronej. Puis il est condamné au Goulag en 1938 : son sort va devenir banal, ordinaire, en voie de se confondre avec celui de dix millions de Soviétiques. Mais le destin lui épargne in extremis cet anéantissement lent : il meurt fin 1938 à Vladivostok, aux portes de la Kolyma.

Confinement, jour 52, page après page :
Hwang Sok-Yong
Monsieur Han

Ce court roman retrace la vie chaotique d’un professeur de gynécologie, Han Yongdok, depuis sa nomination en 1948 à l’hôpital universitaire de Pyongyang, au Nord, jusqu’à sa fin misérable au Sud en 1968. Récit poignant de la vie d’un homme droit et honnête, simplement passionné de médecine, vie qui sera broyée par la confrontation entre les grandes puissances qui vint se cristalliser en 1950 sur un peuple déjà martyrisé par quatre décennies d’occupation japonaise entre 1905 et 1945 et des siècles d’invasions, de résistance, de vassalisation et d’indépendance.

Confinement, jour 52, page après page :
Alain Badiou
Court traité d’ontologie transitoire

Il écrit beaucoup, Badiou, énormément, presque autant qu’Attali. Rien que du très bon ? Pas garanti. Rien que de sa plume à lui ? Pas sûr. Néanmoins je suis un fidèle de sa production luxuriante et foisonnante.

Confinement, jour 53, page après page :
Eça de Queiroz
202, Champs-Elysées

Au 202 des Champs-Elysées, on trouve vers 1875 l’hôtel particulier, forcément luxueux, du rentier Jacinto, qui l’a doté de toutes les innovations possibles et imaginables – surtout imaginables.
Et puis un jour il en a marre de ce progrès dévoyé dans l’inutile et le superflu ; il se retire dans la vieille maison et sur les terres de ses aïeux au Portugal. On devine le contraste radical entre cette existence simple et naturelle et celle qu’il vient d’abandonner.
Cette parabole écolo ne fut pas écrite l’an passé… mais en 1900 : ahurissant Eça de Queiroz !

Confinement, jour 53, page après page :
David Toscana
El último lector

Icamole est frappé par la sécheresse, ce qui nous vaut une description magique de ce bourg perdu au Mexique. Perdu mais fascinant.
Personnage extraordinaire : Lucio, bibliothécaire du village sans lecteurs et sans ressources, tue ses journées à lire et censurer ou envoyer au rebut les mauvais romans, ils sont nombreux. L’occasion de dégonfler des baudruches littéraires le plus souvent fictives… mais plus vraies que nature.
Lucio est réjouissant par ses réparties caustiques et ses jugements littéraires définitifs… mais aussi par sa capacité à reconstituer les évènements passés, lire les pensées de ses interlocuteurs et même deviner l’avenir à partir de réminiscences de ses lectures : la réalité donc se plie à la fiction. Car vous le savez bien, la vérité, la vraie, est dans les livres !

Confinement, jour 54, page après page :
Herta Müller
La convocation

La convocation, c’est celle de la Securitate, équivalent du KGB dans la Roumanie d’avant 1990. Cette convocation, la narratrice doit y déférer régulièrement et prendre le tramway, toujours le même tramway, pour répondre à l’interrogatoire, toujours le même interrogatoire sadique, du commandant Albu.

Confinement, jour 54, page après page :
Nina Berberova
Chroniques de Billancourt

Billancourt, dans les années 20, était au cœur de l’industrie parisienne, Renault notamment, les habitants étaient des ouvriers et des gens modestes, venus parfois des quatre coins de l’Europe… enfin surtout du coin Est. Berberova nous livre des récits captivants de ces émigrés qui tentaient de revivre dans ce pays d’exil.

Confinement, jour 55, page après page :
Ségolène Royal
Maintenant

Oui ! La fin de la confinitude, de la servitude et des vicissitudes c’est maintenant !
Quel dernier livre pouvais-je alors ouvrir pour oublier la solitude, sortir avec bravitude, me plonger avec promptitude et sans inquiétude dans la multitude, me livrer au désir d’avenir en toute quiétude, reprendre enfin de l’altitude ? Mais avec Ségolène et sa béatitude !

Confinement, jour 55
Et si jamais, demain, un jour, venait la deuxième vague ?
Pas de souci !
Je gère, j’assure, j’ai en rayons quelques provisions de bonnes plumes
et tout le reste est littérature…

11 mai 2020