2018 10 01 : Orhan Pamuk l’Européen

Chaque fois que je referme un roman d’Orhan Pamuk, je peste contre l’attitude de la Commission européenne qui diffère depuis 30 ans la candidature de la Turquie, tellement on ressent à le lire que tant l’intelligentsia (La Maison du silence) que les milieux modestes (Cette chose étrange en moi) étaient proches de nos mentalités, avant la peut-être résistible accession au pouvoir d’Erdogan.

Relisant ces romans, je suis pris dans la même réflexion circulaire et donc insoluble : si les gouvernants de l’Europe avaient accepté la demande d’adhésion de la Turquie, peut-être l’évolution de son régime eut-elle été différente… ou peut-être pas !

L’Europe aurait-elle pu captiver le peuple turc au point d’enrayer l’ascension de l’islamisme ? Sans doute pas, hélas, telle que l’Union depuis vingt ans stagne et macère, réduite aux acquêts de la monnaie et de la finance alors qu’ils nous ont été vendus comme la première étape vers une Europe politique et sociale.

Les arguments opposés aux Turcs étaient d’une flagrante mauvaise foi, dissimulant mal la xénophobie qui déjà gangrénait notre Europe des Lumières, avec son venin anti-arabe en premier lieu (pourtant le peuple turc n’est strictement pas arabe !).

L’argument géographique était spécieux, un simple regard sur une mappemonde montrant d’évidence que si les limites sud et ouest de l’Europe sont des mers (y compris ses îles, quoiqu’encore l’histoire récente nous oblige à mesurer avec un élastique très extensible les km qui éloignent de nos côtes la Grande-Bretagne et ceux qui la rapprochent de l’Amérique), à l’est la ligne qui distingue l’Europe du continent eurasiatique fut tout sauf immuable. Pour les Grecs la frontière de l’Europe était sur le Bosphore, pour Pierre le Grand sur le Don, pour de Gaulle sur l’Oural…

Car le concept d’Europe a toujours été d’abord politique, au sens le plus large : l’aire de mentalités, arts, culture et civilisation communes, puisque très longtemps rien d’autre n’unissait ces peuples devenus ensuite nations : ni la langue, ni la religion, ni la monnaie, ni la féroce concurrence industrielle. A preuve, ces guerres incessantes et ravageuses qui en firent sans doute le continent le plus belliciste de l’histoire du monde.

A preuve contraire, l’engouement des élites occidentales, trois siècles durant, pour les turqueries, malgré que les armées de l’Empire ottoman soient aux portes de Moscou, Belgrade et Vienne. Nul besoin d’érudition pour s’en souvenir, en littérature (Racine, Molière, Voltaire, Loti), en musique (Mozart, Rameau, Lully…) ou en peinture (Rembrandt, Delacroix, Fragonard, Ricketts).

Les opposants actuels à la Turquie dans l’Union ont oublié (s’ils l’ont jamais su, leur stupidité nationaliste bornant leurs connaissances et confinant leur curiosité) que Mustafa Kemal Atatürk, chef d’Etat de 1921 à 1938, admirait la Révolution française, instaura la république et le parlementarisme, fit adopter une constitution inspirée des nôtres, abolit l’islam religion officielle, instaura une laïcité sourcilleuse, déconseilla le port du hijab, conféra aux femmes en 1934 le droit de vote (12 ans avant nous), interdit la polygamie, instaura l’écriture latine et l’école primaire obligatoire, supprima la censure, dénonça l’antisémitisme, soutint le tiers-mondisme, la culture classique et le féminisme…

Mais j’en reviens à Orhan Pamuk dont les romans nous font ressentir combien le peuple turc était proche de nous dans ces années 80-90, non seulement par les habitus, les liens familiaux et extrafamiliaux, mais plus profondément encore par les aspirations spirituelles et humanistes.

Occasion perdue ? L’histoire est obstinée, et le fossé creusé entre les Turcs et nous par les illuminati financiers de l’UE, les fondamentalistes de l’AKP et les nationalistes de sinistre acabit, elle saura le combler.

1er otobre 2018