Quelquefois, rarement mais quelquefois… France Culture parvient à me faire rire.
Question liminaire : que celles et ceux qui disent toute la vérité et qui l’ont réellement lu lèvent la main droite et le jurent :
« J’ai lu Ulysse de James Joyce, lu entièrement veux-je dire, sans sauter ni chapitre ni page, et non sans agrément ».
Je n’oserais ne pas vous croire, alors je tairai ma honte, cèlerai ma légèreté négligente et trouverai mille excuses, voire un certificat médical valant dispense, pour répliquer in petto : « Ben pas moi ! »
J’ai souvent essayé pourtant : la première fois j’avais 17 ans, à cet âge la première tentative infructueuse ne fut pas inscrite à mon casier littéraire, la justice des mineurs est miséricordieuse ; d’autant qu’on se disperse alors à solliciter d’autres initiations moins austères mais plus mémorables…
Je récidivai 10 ans plus tard, mettant à profit de longues vacances pluvieuses dans une contrée ennuyeuse. Malgré ce contexte favorable je n’y parvins pas.
Dix ans de plus, à 36 ans, toujours en été, je me lançai témérairement à moi-même un double défi : vaincre mon addiction tabagique et ma répulsion joycienne. Je triomphai du premier vice, pas du second.
Par la suite, deux ou trois fois encore (je n’ai pas compté) je fis de nouvelles tentatives, mais sans véritable conviction. Et s’engager dans la morne plaine bloomienne sans stratégie offensive, c’est perdu d’avance : Largarde meurt mais ne se rend pas, & Michard non plus évidemment. Pourtant je m’étais entraîné : j’avais lu deux fois A la Recherche du temps perdu de Marcel Proust et, figurez-vous, j’y avais trouvé grand plaisir.
L’an passé, écoutant un peu à l’insu de mon plein gré une émission de France Culture, j’eus le choc : l’animatrice Hélène Combis, confrontée avec consternation à l’aveu de lecteurs reconnaissant par centaines la même incapacité que la mienne, nous livrait la posologie en cinq conseils du spécialiste Jacques Aubert, coordinateur de l’opus, en Pléiade et à la nrf, pour parvenir à lire Ulysse.
Ouah, je n’allais pas louper ça !
Je ne fus pas déçu. Je résume son propos (faute de pouvoir résumer Ulysse, Madama, je fais ce que je peux).
1 – Ne pas commencer par le début. Les premiers épisodes du roman sont centrés sur un personnage qui, à partir du quatrième chapitre, disparaît de la circulation : si vous donnez de l’importance à ce genre de détail narratif, vous êtes foutu. Astuce : commencer par d’autres épisodes, et pourquoi pas, le dernier ?
2 – Ne pas voir Ulysse comme un roman qu’il faut avoir lu…
Si c’est pour briller en société (ou plus modernement se faire reluire à la happy hour) alors il y a moins dispendieux en méninges et moins chronophage ; n’importe quel bouquin de Philippe Delerm par exemple sera d’un bien meilleur rapport papotage / pénitence.
…Il faut adopter une lecture performative d’Ulysse (si, si ! in texto), non pour le terminer mais pour faire acte de lecture.
Et moi donc, animé du même courage performateur, je continuai à faire acte d’audition de France Culture…
D’autant que Jacques Aubert le clerc, pour titiller mon sens du Sacré, d’ajouter :
« Ce qui est rappelé par les textes bibliques ou d’autres textes sacrés, c’est que l’acte de lire est plus important que le livre lu. Lorsqu’on a fini une lecture complète des Ecritures, il faut immédiatement recommencer. Le principe c’est qu’on n’en a jamais fini, on a toujours raté quelque chose. »
Donc, si je comprends entre les mots l’exégète ulyssien : « quand c’est fini, N.I. ni-ni, tu recommences ». Punaise ! Lire l’Ulysse une fois, deux fois, trois fois. Mais c’est de moins en moins Joyce tout ça.
« D’autant que précisément le propos d’Ulysse est de dé-concerter : montrer que les personnages à Dublin sont dans le dé-concert permanent avec leurs petites histoires, leurs obsessions, leurs méprises sur ce que font les autres, ce qu’ils disent ou pensent. » Là le défi pour moi devient dantesque : me laisser dé-concerter sans me dé-concentrer.
3 – Ne pas chercher à élucider toutes les allusions, car il y a nombre d’hypothèses sur les sens cachés du roman : Ulysse pourrait être interprété comme un détournement de La Divine Comédie (voyez je subodorais pas loin !) ou du Nouveau Testament. Lorsque Bloom, gravissant son Golgotha, mais dans un bordel, se fait humilier et torturer par la maîtresse des lieux, c’est une transposition de la Passion du Christ.
D’accord, si c’est Matthieu, Marc, Luc et Jean qui l’attestent, je n’ai plus qu’à génuflexer et aller me contrire avec trois Confiteor et deux Alka-Seltzer…
4 – Le lire en anglais, si possible ; la traduction peut être décourageante parce qu’il y a des échos, des résonances, qui vont échapper au lecteur, car ce roman n’est pas dénué d’une dimension poétique et esthétique, linguistiquement parlant.
Ah ça, no problem, j’ai l’habitude de lire Dostoïevski en russe, Mo Yan en chinois moderne, Heidegger en allemand dasein, Euripide en grec ancien et Les Mille et Une Nuits en arabe.
5 – Comparer ses échecs de lecture et leur trouver des points communs. Le lecteur ne doit pas être comme une machine à avaler du texte, mais un être humain avec son histoire, sa culture, les échos de ses autres lectures, et éventuellement de ses autres échecs… Il faut donc sortir de ce face à face mortifère entre le lecteur et l’œuvre.
Bien décidé à gravir et vaincre cet Annapurna de la littérature anglo-saxonne pour ne pas mortifèrer idiot, je commençai mon entraînement avec entrain, en me procurant et attaquant avec courage les 27 volumes de San Antonio de Frédéric Dard.
7 septembre 2018