« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». S’il est une sentence d’un personnage politique parmi les plus invoquées aujourd’hui, c’est bien celle-là.
Elle fut prononcée par Michel ROCARD le 3 décembre 1989, dans l’émission Sept sur sept à TF1, pour justifier les restrictions qu’il se préparait à instaurer en matière d’accueil des réfugiés. Et ce n’était pas maladresse d’expression ou erreur du direct : les mois suivants, le Premier ministre répéta et consolida ce nouveau dogme.
Depuis lors, hommes et femmes politiques de droite, de gauche et néofascistes citent ce gentil Rocard avec délectation pour réclamer un encore plus grand verrouillage de nos frontières.
Quelques années plus tard Rocard, renvoyé dans l’opposition, tenta d’atténuer ses propos et de critiquer cette politique de fermeture… dès lors qu’elle était appliquée par Charles PASQUA. Il se plaindra alors que sa phrase aurait été dénaturée, car tronquée de sa proposition subordonnée finale : « raison de plus pour que la France traite décemment la part qu’elle ne peut pas ne pas prendre ». Sauf que chercheurs et historiens n’ont jamais retrouvé, en archives visuelles, sonores, ou écrites, ce membre de phrase prétendument censuré.
Passons…
Ou plutôt, tiens, ne passons pas ! Car cette opinion « équilibrée » d’un Rocard devenu statue du Commandeur faisant consensus à droite, à gauche et bien sûr au centre, cette position « sage » que presque tous invoquent pour justifier la politique actuelle, cette « raison de plus pour qu’elle traite décemment la part qu’elle ne peut pas ne pas prendre »… elle n’est même plus appliquée.
Le lent rétrécissement du droit d’asile
1° Non seulement « la part qu’elle ne peut pas ne pas prendre », soit en français (mais on sait que Rocard ne daignait s’exprimer en style simple et clair) : « la part qu’elle est tenue de prendre » ou encore « le quota qu’elle s’impose », n’a cessé de diminuer relativement au flux des réfugiés :
– sa renommée de terre d’accueil se dégradant fortement, la France n’est plus selon le HCR que le 6e pays demandé au monde ; en Europe viennent d’abord l’Allemagne, la Turquie, la Suède et l’Italie.
– son humanisme légendaire quant à l’octroi du statut de réfugié appartient au passé : selon Eurostat, 45 % des demandeurs obtiennent un statut de réfugié en moyenne dans l’UE, contre 22 % en France. Et les critères « objectifs » de l’OFPRA sont peu crédibles au regard de ceux d’autres membres de l’UE [i].
Circulez !
2° Mais en outre la proclamation « La France traite décemment ceux qu’elle prend » est devenue l’un des engagements non tenus, tartufferie d’autant plus scandaleuse qu’elle émane d’un pouvoir prétendument de gauche qui ne cesse pourtant d’expier en « devoir de mémoire » les fautes… du passé, lorsque l’Etat traita avec méfiance et mépris les fugitifs des régimes fasciste et nazi, livra spontanément les Juifs étrangers, parqua indignement les Républicains espagnols et plus tard les Harkis.
Quant au présent… ces derniers temps en tout cas, il n’y a pas d’hébergement décent des réfugiés. On les chasse de là où ils se posent, ils errent dans Paris en ce beau printemps finissant : la semaine dernière à Austerlitz, à Gare de Lyon, à La Villette ; avant-hier place de la Chapelle ; hier à la Halle Pajol ; aujourd’hui au jardin d’Éole… Pour combien de jours ?
Où seront-ils relégués le 21 juin afin que la consensuelle Fête de la Musique ne soit affligée de leur présence et qu’ensuite l’été radieux et PIB-productif du tourisme international ne soit incommodé par leur vision ?
On fait beaucoup, mais pas trop…
Face aux égoïsmes de certains pays de l’UE et pour soulager un peu le fardeau de la courageuse Italie, la Commission européenne, qui n’est pourtant ni idéaliste ni irréaliste, a proposé le 13 mai une répartition globale entre ses membres. Ce qui obligerait la France à augmenter le nombre des demandeurs d’asile de 14 % soit 2 375 personnes.
Mais c’est encore trop. Comment ? Avaler encore une goutte de l’océan des misères du monde ? Alors, voilà qu’une fois de plus Manuel Valls se droitise dans ses bottines, à l’instar de ceux des dirigeants des pays membres de l’UE devenus les plus xénophobes : Grande-Bretagne, Tchéquie, Hongrie, Pologne.
Si Valls s’indigne, c’est que « la France, déjà, a fait beaucoup : ainsi 5 000 réfugiés syriens et 4 500 Irakiens ont déjà été accueillis en France depuis 2012 ».
Sauf qu’en 2014 l’UE en accueillit 70 000, dont 10 000 en Allemagne, laquelle accepte d’en recevoir 10 000 de plus en 2015. La Norvège (5 millions d’habitants donc 13 fois moins que nous) en accueillera 8 000.
Quand le HCR calcule le taux d’accueil des réfugiés en fonction du PIB la France se place au 8e rang des 34 pays industrialisés. Selon ce critère, la Turquie est le premier pays (européen ?), suivie par l’Allemagne et l’Italie.
Et si l’on considère le nombre de réfugiés accueillis en proportion de la population c’est la Suède qui arrive en tête, suivie de Malte puis du Luxembourg… La France ne figure même pas dans les dix premiers.
Mais ça ne fait rien : 2 375 personnes supplémentaires à accueillir, c’est trop. Pourtant le projet avancé par la Commission européenne serait étalé sur deux ans et il s’agirait uniquement de recevoir 2 375 demandeurs d’asile, sans obligation pour la France de leur octroyer à tous in fine une réponse favorable.
En termes d’échanges internationaux, l’important c’est le solde
Et puis, 2 375 personnes supplémentaires à accueillir, c’est trop cher. La France sur les rotules ne peut se le permettre. Calculons, budgétons (dans mon ancien métier ce fut mon péché pas très mignon) : soit 2 375 personnes supplémentaires accueillies ; supposons que toutes soient finalement reconnues réfugiées par l’OFPRA ; supposons que toutes reçoivent le RSA.
Or donc cela ferait pour chacune 6 167 € par an, soit globalement 0,015 milliard d’€.
Annuellement la France verse 9,8 milliards d’€ de RSA. Cela ferait donc une dépense supplémentaire de + 0,149 % de RSA.
Ou encore, tiens, par exemple : annuellement la France distribue pour 36,1 milliards d’€ de dividendes : cette aide aux réfugiés d’Irak et de Syrie, dont les gisements pétrolifères ont si longtemps arrosé nos généreux actionnaires, en représenterait 0,041% (non je ne me suis pas trompé dans la virgule).
Ou encore, P.I.Bons un peu : annuellement la France perçoit 53,4 milliards d’euros des étrangers y venant en touristes : l’aide à ces Irakiens-Syriens, touristes en quelque sorte mais malgré eux, leur en « rétrocèderait » 0,027% (la virgule est toujours là où elle doit).
Trop c’est trop, en effet.
La solidarité c’est maintenant ?
Alors la France n’en peut plus de misère ? Oui, mais… de la misère des politiques, au point qu’une part importante des citoyens se précipite dans la xénophobie ; et que l’autre part, comme tétanisée, se tait et permet l’installation d’une nouvelle variante de ce que l’on a trop souvent connu : la « majorité silencieuse » pour dénommer une majorité sondagière censée exprimer l’opinion de la soi-disant France profonde et apolitique bien sûr.
Cette majorité silencieuse d’il y a octante ans qui n’acceptait pas, définitivement pas, en aucun cas… ni le vote des femmes, ni l’aide à la République Espagnole, ni la guerre pour Dantzig, ni la paix en Algérie, ni la pilule, ni l’IVG, ni l’abolition de la peine de mort… et j’en passe.
Il y eut pourtant des hommes et des femmes politiques suffisamment démocrates et courageux pour passer outre à cette majorité dite « silencieuse » mais quelquefois vociférante. Il y eut des femmes et hommes politiques courageux… mais pas toujours.
17 juin 2015
[i] Par exemple, les Erythréens : refusés dans 85 % des cas par la France, ils trouvent ailleurs statut de réfugiés. En 2014, les trois quarts des 14 600 Erythréens arrivés en Europe ont été accueillis par la Suède (5 700), les Pays-Bas (3 600) et le Royaume-Uni (2 300). La France n’en a accepté que… 183 et s’étonne ensuite qu’ils campent à Calais dans l’attente d’une traversée de la Manche.