Pour bien se promener dans Paris, il faut être bien équipé. Ce n’est pas des chaussures, chaussettes, blousons et sacs dont je vais discuter ici : il y a un Vieux Campeur pour cela et ses 15 ou 20 magasins qui vous délivreront sur l’accastillage du promeneur urbain des conseils à rendre Tartarin livide de jalousie.
Je ne parlerai pas non plus cartes ou plans : le GPS et l’appli Maps ont rendu tout cela obsolète.
Ce qui reste sinon indispensable, en tout cas un plus, voire un must pour le marcheur boulevardier, c’est la documentation préalable ; au moyen d’une copieuse ration de littérature. Guide Vert ou Bleu ou Tchou, oui ; mais pas seulement : sur le Paris d’hier et d’aujourd’hui, pour lever ses mystères, une longue étagère de bouquins s’offre à votre dévoration et pour ma part, avec pas plus de 9 ou 10 ingurgités, je dois n’en avoir pris qu’une infime dose.
Dernier fortifiant en date : De ma lucarne, d’Henri Calet, recueil d’une cinquantaine d’articles parus dans Combat, Franc-Tireur, Liens, Carrefour, Le Crapouillot, Le Figaro littéraire, Caliban, Terre des hommes, La Réforme… et autres journaux de l’époque. Quelle époque ? 1947-1955. C’est ce qui en fait le charme, l’intérêt et parfois la frustration.
Le charme et l’intérêt de revoir des lieux, des rues, des monuments ou des espaces publics plus de 60 ans après la description très vive qu’en donne Calet. Peinture vivante, oui, disparue sous cette forme d’alors, mais toujours présente ; dans une énième variété, car bien entendu celle décrite par Calet en 1950 n’était certainement pas la première ; une recherche historique minutieuse nous en livrerait les strates successives dans les livres, mémoires et grimoires des siècles précédents.
Frustration parfois, quand le lieu ou le contexte que nous décrit avec talent l’auteur, au point de le rendre presque réel dans notre imagination, n’existe plus et que notre visite sur place nous occasionne la mauvaise surprise de constater ce par quoi il a été remplacé. Mais bien sûr encore, ceci n’est pas nouveau : les auteurs citadins, Calet lui-même, ont pesté contre les ravages que l’époque de leur âge mûr infligeait à la ville-souvenir de leur enfance.
Quelquefois au contraire, surprise, surprise, Henri Calet nous projette diligemment dans notre très actuelle époque (qu’il n’a pas connue, il est mort en 1956). Ceci par exemple, paru en janvier 1956 dans Le Figaro littéraire, qu’il faut citer un peu longuement. L’auteur assiste à une réunion électorale rue Saint-Benoît, pour des législatives qui verront les poujadistes faire un éphémère tabac :
« Un service d’ordre terrible s’était mis en place… L’orateur, un grand jeune homme blond, ancien parachutiste de la Légion étrangère, nous a déclaré d’emblée qu’il vomissait la politique, qu’il fallait balayer les pourris, les lâches et les traitres… Tous en Haute Cour et pour finir dans les fossés de Vincennes.
A plusieurs reprises, il a fait allusion à son Thompson (j’ai cru comprendre que c’est une espèce de revolver ou de mitraillette). Il en voulait particulièrement à Mendès (qu’il se refusait à appeler : France), à Sartre et aux Juifs dans leur ensemble, ce qui provoquait les bravos d’une bonne partie de l’auditoire. Les regards devenaient haineux.
A la fin du discours du parachutiste, le marchand de tableaux et le navigateur ont demandé la parole, pour essayer de prendre la défense de certaines catégories de Juifs. Alors, les sectateurs … se sont déchainés contre eux deux qui tenaient tête avec courage. Il y eut un moment de confusion extrême…
Tout cela m’a remis en mémoire des scènes semblables auxquelles j’avais assisté à Berlin, dans les années 32 et 33. »
Vous aurez reconnu sans doute le parachutiste blond éructant sa haine du Parlement et des Juifs et sa vénération de la mitraillette : Le Pen… Jean-Marie, bien sûr.
Mais rassurez-vous braves sectateurs : la relève est assurée, dans la famille Gégène vous pouvez maintenant demander la fille et la petite-fille. Elles ne s’aventurent plus à parler de Thompson, de Bougnoules ni de Youppins… les temps changent, il faut s’adapter. Mais l’agressivité reste la même, en version light ou soft, blanchie et décrassée pour franchir les herses du code pénal et prospérer de 3 % à 33 % d’électeurs.
14 décembre 2014