2014 07 21 : S’il existe un pays… (Bruno Doucey)

S’il existe un pays où la poésie est encore tenue pour un art majeur, je vais y vivre de suite ! Tant il est triste de constater que chez nous la poésie jamais ne fut autant délaissée. Pourtant c’est paraît-il le genre littéraire le plus ancien, avec le théâtre son frère, car dans les temps antiques les textes se pratiquaient, se diffusaient et se transmettaient davantage par l’oral, le récit, la déclamation, la représentation, que par l’écrit, la reproduction et la lecture.

La poésie, qui repose davantage sur l’euphonie des mots et leur enchaînement rythmique et sonore que sur leur sens sémantique et syntaxique, est donc à ce titre la sœur de la musique, à laquelle elle fut d’ailleurs constamment associée sinon mélangée.

Quand on est fervent de musique, on devrait alors l’être tout autant de poésie… Or dans notre pays actuel, il y a un engouement réjouissant pour la musique tandis que l’amour de la poésie s’étiole. C’est donc que les choses ne sont pas si simples.

D’abord parce que, lentement mais sûrement, la poésie a perdu sa dimension première orale et vocale : hormis les poètes-chantants-chanteurs (je ne vais pas les énumérer ici) la plupart des poètes ne sont plus accessibles que par le livre. Rares sont les récitants de talent connus du grand public (ex. Philippe Caubère ou Fabrice Lucchini).

Parce qu’aussi la poésie récente s’est abîmée (en France en tout cas) dans l’hermétisme, or tout poète contemporain n’est pas Mallarmé. Cela décourage le lecteur qui « n’y comprend rien ». Mésaventure commune hélas à d’autres formes d’art, de la peinture aux arts plastiques en passant par le théâtre, calamités élitistes de pseudo avant-gardes qui usurpent ce terme hier prestigieux.

Parce qu’enfin, commercialement parlant, l’immense succès du roman et la pléthore de récits de « vécu » plus ou moins authentiques, porté par les rares émissions littéraires médiatiques, exacerbé par les stratégies sonnantes (et donc trébuchantes) des éditeurs, a relégué en bout de rayon la poésie, cette pouilleuse qui ne rapporte rien. Pensez : les plus gros tirages de poésie ne dépassent jamais 5 000 exemplaires. Poésie bannie qui, heureusement, survit grâce à de petits éditeurs passionnés, et aussi… sur Internet.

S’il existe un pays où la poésie règne encore, c’est par exemple la Corée du Sud : voyant l’an passé le nombre de gens, jeunes ou moins jeunes, ayant un livre à la main dans la rue, le métro, les bars, les jardins publics de Séoul, sans commune mesure avec ce que l’on recense chez nous, je me suis renseigné à mon retour : or il apparaît qu’en plus, dans la littérature coréenne, la poésie conserve une place de choix !

Ce qui m’amène inévitablement à aborder le point faible de la poésie par rapport à sa sœur, la musique : la barrière de la langue.

La musique est universelle (c’est banalité de le rappeler) c’est une caractéristique qui lui confère une capacité de diffusion extraordinaire, à l’heure de la mondialisation des informations et de la numérisation des vecteurs et des terminaux de lecture. La langue musicale est l’espéranto du XXIe siècle. Dans toutes ses déclinaisons : la musique « occidentale », qu’elle soit « classique » ou « de variétés » est diffusée, pratiquée, enseignée dans le monde entier ; et la musique du monde et de pratiquement tous les pays est connue de chaque village ou quartier de la France profonde, dans une magnifique polyphonie où se côtoient, se brassent, échangent et fusionnent des genres jusque-là cloisonnés.

Rien de tel pour la poésie, car pour comprendre les mots des poètes étrangers il faut les traduire et l’on perd alors leur sonorité originelle. Et les éditions bilingues, intéressantes, sont néanmoins frustrantes, car les résonances d’une langue qu’on ne pratique pas suscitent beaucoup moins d’émoi que celles de notre langue maternelle (je n’ai pas sur ce point recueilli le sentiment de personnes devenues polyglottes dès le plus jeune âge).

Sil_existe_un_pays_74dpi_siteS’il existe un pays est aussi un magnifique recueil d’un poète français, Bruno Doucey, qui est également éditeur de poésie.

Ce recueil, le premier que cet éditeur trop modeste accepte de consacrer à son œuvre, vous réconciliera avec la poésie si les poètes hermétiques, abscons (et je suis poli !) vous en ont éloignés. Car ses vers sont lisibles, et limpides, et sensibles.

On dit souvent que la simplicité et l’économie de moyens sont, en littérature comme ailleurs, la marque du talent et l’aboutissement d’une grande maîtrise. Alors à cette aune Bruno Doucey est un très grand poète ; lisez par exemple ces quinze petits vers :

Comptine amoureuse en sept SMS
et deux questions ordinaires

Qu’est-ce que le jour sans ta présence ?

Une volière
porte fermée
et l’oiseau dans les airs

Qu’est-ce que la nuit en ta présence ?

Des branches
qui se nouent
sous les draps de la neige

La nuit  le jour

Neige
se fait
volière

Et l’oiseau calligraphe
débusque
la lumière.

p130821 juillet 2014