2013 12 03 : Prostituée, mon amie…

Alors que s’est engagée à l’Assemblée la discussion de la proposition de loi n° 1437 renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, tout ou presque a été dit ces dernières semaines sur la prostitution ; pour une fois le tintamarre médiatique n’a pas trop occupé le devant de la scène et les positions outrancières et caricaturales ont été reléguées aux seconds rôles.

Que puis-je alors ajouter modestement ? Rien, d’ailleurs si j’écoute plusieurs de mes amis et proches, ils me disent qu’il y a des problèmes plus graves sollicitant notre réflexion et notre énergie. De cela je ne suis pas sûr : dans une société complexe et un peu déboussolée comme la nôtre, il n’y a pas « petits » et « grands » problèmes, quand bien même ils diffèrent, soit par le degré de misères et de drames qu’ils recouvrent, soit par le nombre ‑ milliers ou millions ‑ de personnes qui les subissent ou les entretiennent. Et la prostitution est quand même un fait qui traverse les civilisations et les siècles.

D’abord, ce texte de loi, je l’ai lu… combien peuvent en dire autant ?

Pour débattre, il faut d’abord se fonder sur les faits : j’ai écouté la ministre à l’Assemblée et, pour aller à l’essentiel, je ne contesterai pas le tableau qu’elle a dressé (je n’en ai d’ailleurs pas la compétence) : ● la prostitution est largement sous l’emprise de proxénètes individuels ou en réseau ● 90% des personnes prostituées sont de nationalité étrangère ● beaucoup de ces personnes subissent de graves violences physiques ou psychologiques ● beaucoup de ces personnes sont piégées dans la prostitution comme dans une trappe : parce qu’elles pensent ne pouvoir exercer aucun autre métier pour vivre, parce que presque tous leurs gains sont confisqués par les proxénètes qui souvent les enferment dans un système de « prêt » à rembourser, quand ce n’est pas un enfant ou un parent otage au pays d’origine, parce qu’ici elles sont coupées d’une vie sociale épanouie par la barrière de la stigmatisation ou de la langue.

Alors bien entendu, toute le monde sera d’accord pour souhaiter le renforcement vigoureux et sans pitié de la lutte contre le proxénétisme, les réseaux, les violences, la misère, l’insécurité, les atteintes à la dignité et à l’intégrité. Ceci ne fait pas débat.

Pour mieux atteindre ces nobles objectifs, fallait-il renforcer la mise en œuvre et l’efficacité de la législation existante plutôt que voter des dispositions législatives supplémentaires ? Au bénéfice du doute, je pense a priori que, dans ce projet de loi, le chapitre Ier (renforcement de la lutte contre le proxénétisme et la traite), le chapitre II (protection des victimes et création d’un parcours de sortie) et le chapitre III (prévention des pratiques et du recours) sont utiles et peu critiquables.

En revanche, mon désaccord, comme celui de nombre de gens raisonnables, porte sur le chapitre IV : interdiction d’achat d’actes sexuels, qui insèrerait au code pénal un article 225‑12‑1, 1er alinéa, interdisant toute sollicitation ou obtention de relation sexuelle en échange d’une rémunération monétaire ou en avantages mobiliers ou immobiliers et le punirait d’une contravention de 5e classe.

Son alinéa 2, qui réprime ce recours prostitutionnel lorsque la personne est visiblement vulnérable ou déficiente et le qualifie de délit pouvant valoir 3 ans de prison et 45 000 € d’amende, n’est sans doute pas contestable, je m’en remets là à l’expérience des associations et organismes de terrain.

Mon opposition au 1er alinéa est d’abord juridique : ● une majorité de prostituées sont parait-il sous l’emprise de proxénètes ou de réseaux… mais pas toutes, il y a des « indépendantes » ● 90 % des prostituées sont en situation précaire… donc pas toutes ● beaucoup de prostituées subissent des violences physiques ou psychologiques… mais pas toutes ● beaucoup de ces personnes sont piégées dans la prostitution… mais pas toutes. Dès lors, si cet état des lieux  doit fonder les mesures spécifiques adéquates, il ne peut justifier une mesure générale qui les pénalisera… toutes, et donc celles, même si elles sont très minoritaires, qui ne sont pas sous contrainte.

Car évidemment c’est in fine la prostituée qui sera pénalisée : sauf abus de langage ou hypocrisie, taxer le client, c’est punir la prostituée, en lui rendant la vie plus difficile, l’activité plus compliquée, l’obligeant à obvier ce nouveau texte répressif : esquive qu’elle ne pourra peut-être pas organiser seule, ce qui donc l’incitera… à entrer dans un réseau !

Ce n’est pas du « droit » du client dont je me soucie : je pense que le client n’a aucun droit à obtenir une prestation de prostitution, il en a simplement la faculté ou l’occasion. Ce n’est pas lui que je plains mais la prostituée, qui doit à la fois être protégée des esclavages, soumissions et violences, mais laissée libre de vivre sa liberté comme elle la conçoit, d’accorder l’usage de ses charmes comme elle le consent, de proposer l’échange monétaire comme elle le veut, même si cela heurte la conscience, offusque le sentiment ou choque la rationalité de celles et ceux qui excluent catégoriquement de l’exercer ou d’y recourir.

On ne doit toucher aux libertés que d’un doigt tremblant, en s’étant d’abord assuré qu’aucun moyen non-coercitif ne permet de régler le problème et sans oublier que la liberté de l’un ne s’arrête que là où commence celle d’un autre.

Paradoxe : celles et ceux qui promeuvent cette proposition de loi font le parallèle avec la loi de 1975 sur l’IVG, qui permit aux femmes de disposer de leurs corps : selon eux il faut maintenant la prolonger en empêchant les clients de disposer du corps des autres… Alors qu’il s’agit bien là, objectivement, d’obliger la prostituée consentante à ne pas disposer librement de l’usage de son corps.  Sauf à assimiler le commerce de son corps à une auto-mutilation, mais ce point de vue est loin de faire l’unanimité chez les psychiatres compétents.

brassensProstituée mon amie, te voilà donc cernée de toute part. Dans 90 % des cas, tu es victime, bafouée, esclave, apeurée, violentée. Mais si par chance tu appartiens à ces 10 % qui ignorent le proxénète, le réseau, la misère, le trottoir, tu n’échapperas pas à la tutelle des moralistes.

Ni… à l’omniprésence du fisc par le truchement d’amendes sur tes clients. Tu vas donc payer deux fois ! Car faut-il le rappeler, tu paies déjà l’impôt, comme travailleuse indépendante ; en France l’impôt n’épargne qu’une seule catégorie de réseaux abouchant pour leurs juteux trafics chefs de bande cyniques et clients aux appétits sans limite : celle… des paradis fiscaux.

BrelProstituée mon amie, les sympathies des temps anciens t’abandonneront. Les normalisateurs ont oublié avec quelle tendresse Brassens, après tant de poètes, d’écrivains et d’artistes, chantait les putains « c’est pas tous les jours qu’elles rigolent, parole, parole ». Oublié le trait vengeur de Brel criant « que la putain, la vraie, c’est celle qui fait payer pas avant mais après » Et vous les chrétiens, avez-vous désappris que Jésus fut l’ami de Marie-Madeleine qu’il traita comme les autres femmes et non avec une commisération poisseuse ou une réglementation chicaneuse ?

jesus-christ-divineLes philosophes vous diront aussi qu’il n’y a pas de démarcation nette entre prostituée et femme aimante, mais une gradation : combien de dames honorablement connues concèdent leurs charmes et accordent leurs faveurs à leur conjoint ou compagnon du moment non par amour sincère, par vrai sentiment, ou par saine envie, mais par calcul, ambition, arrivisme, tranquillité ou confort ? Relisez à ce sujet, gens de gauche, le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels et les lignes lucidement furibardes qu’il consacre à la communauté des femmes mariées et au bordel organisé dans les classes bourgeoises.

Car cette réforme évidemment sera une réforme de classe : les escorts girls de luxe trouveront la parade pour éviter de se faire flasher en train d’échanger des billets avec le gentleman ; ce sera diablement plus compliqué pour la tapineuse de rue ou d’aire d’autoroute avec son client de passage.

Marie-MadeleineCertes j’applaudis (si on avait besoin de mes applaudissements !) aux lois limitant la liberté de nuire à autrui :
• lois qui ont interdit le travail des enfants malgré l’hypocrisie des possédants y voyant une atteinte à l’autorité parentale et à la liberté du père de vendre la force de travail de son fils ;
• lois qui ont protégé le travailleur contre les abus du patron voulant l’exploiter sans respect de son intégrité, de sa santé physique et psychique ;
• lois qui ont libéré la femme des carcans idéologiques l’assujettissant à l’homme ou l’empêchant de maîtriser sa grossesse ;
• et en général à toutes les lois qui empêchent le renard « libre » de faire des ravages dans le poulailler « libre ».

Mais en l’occurrence s’agit-il d’abolir une liberté nuisible à autrui ? Cet article de la loi est bancal, sauf à soutenir que toute prostituée voit sa volonté abolie et sa capacité civile amoindrie, sauf à soutenir que tout client est un malade sexuel, un violent ou un pervers. Et même, si c’était vrai, il faudrait alors y apporter une réponse médicale ou sociale, et non pénale. Cela ne vous rappelle rien quand des politiques confondent pathologie et délit, soin et punition, protection et pénalisation ? Vous, hommes et femmes de gauche, faites-vous donc du sarkozysme sans Sarkozy ?

Alors, je vous en prie, ne jugeons pas la prostituée qui s’affirme libre de ses choix : que savons-nous de ses sentiments, ses passions, ses envies, son vécu ? Ne pas la juger, d’abord la comprendre. Ne pas imposer ses conceptions aux autres, ne pas fabriquer des catégories ségrégatives, dans lesquelles un individu (horreur !) est irrémédiablement catalogué à vie… Ce sont direz-vous de banales évidences. Mais pourquoi faut-il alors les rappeler ?

Et vous enfin client, à qui donc je ne reconnais aucun droit, simplement la possibilité de solliciter – gentiment s’il vous plait – des faveurs tarifées, soyez respectueux de votre partenaire d’un moment. Bref témoignez que, sous la libido qui s’avance et qui paie, il y a aussi une âme en errance qui murmure, timide et gauche, comme elle peut…

 3 décembre 2013