J’apprécie peu les nécrologies, d’ailleurs je ne les lis jamais. Je ne vais donc pas ici en écrire une. Je veux évoquer un être pour moi toujours vivant, et quel être d’exception !
Vivant, car la preuve de l’importance que nous attachons à une personne, c’est la vivacité du souvenir que nous en gardons.
Or de Michel Piccoli, parmi ses centaines de rôles, du moins les quelques dizaines où je l’ai vu, mes deux souvenirs d’adolescence intacts qui surclassent les autres, datent à peu près de la même époque : son personnage dans le film Le Mépris (sorti en 1963, mais que je n’ai vu que début 1967 car à sa sortie il fut interdit aux moins de 18 ans) et son interprétation de Dom Juan dans un téléfilm programmé fin 1965.
► Dom Juan, quand je vis cette version en téléfilm, j’avais assisté dans l’année précédente à trois autres interprétations théâtrales de la pièce puisqu’elle était à mon programme scolaire.
Mais celle-ci me parut incomparable, car il me sembla que Piccoli restituait exactement ce qu’avait voulu Molière : la complexité du personnage, bien au-delà du séducteur éhonté (on disait libertin, dirait-on aujourd’hui pervers narcissique ?), son défi, son irréductible insoumission. Bien entendu le réalisateur Marcel Bluwal y était aussi pour beaucoup, mais à l’époque c’est aux acteurs que je réservais mon admiration.
Et d’avoir vu la même année Le Tartuffe, je m’étais mis dans l’idée (et j’y suis encore un peu) que ces deux pièces étaient siamoises : dans l’une Molière met à jour l’hypocrisie, dans l’autre le cynisme ; dans les deux il montre comment ces vices sont le ressort de réussites et de bonnes fortunes dans le beau monde, comment la religion sert d’habillage docile à ces fourberies, comment les gens peuvent être crédules (même si les domestiques sont plus perspicaces que les bourgeois et les aristos).
Dans les deux, il montre une certaine compréhension pour le personnage principal : chez Tartuffe ce sera pour sa misère sentimentale et amoureuse, chez Dom Juan pour son athéisme rationaliste.
Et ces pièces me semblaient jumelles aussi dans leur épilogue :
▪ Dans Le Tartuffe on voit que la fin complètement artificielle fut ajoutée pour que la morale soit sauve (au théâtre puisqu’elle ne l’est dans la vraie vie), et que l’intervention royale « jupitérienne » démasque in extremis l’imposteur et sauve Orgon de la ruine et de la prison.
▪ Dans Dom Juan, je croyais déchiffrer l’intervention ultime de la statue du Commandeur comme une conclusion moraliste plaquée sur l’intrigue pour précipiter Dom Juan aux enfers, au moment où son changement de tactique lui ouvre de nouvelles perspectives prometteuses. Là aussi donc, une conclusion postiche ajoutée par Molière pour que sa pièce déjoue la censure et puisse être donnée. Si ma conjecture était exacte, alors combien Piccoli donnait au héros, de bout en bout, cette dimension et cette signification !
► Le Mépris de Jean-Luc Godard me procura une autre émotion, qui ne se renouvela pas souvent : trouver le film meilleur que le roman.
A l’époque je vénérais Moravia ; néanmoins son roman ne m’avait pas vraiment emballé. J’en trouvais l’intrigue banale : Riccardo, un écrivain raté, cherche plus ou moins à mettre sa femme Emilia dans le lit du producteur Battista qui lui passe commande de scénarios ; la psychologie des personnages peu approfondie, et l’ennui, l’ennui…
Tandis que le film ! Godard amplifie le personnage d’Emilia-Camille avec la superbe Brigitte Bardot à qui pour une fois on donne un rôle de femme de caractère (et nous sûmes bien plus tard que les quelques scènes de cul n’étaient pas prévues par Godard mais avaient été exigées par son producteur).
Et puis j’estimais, à tort ou à raison, que Godard s’était positivement et heureusement affranchi du roman de Moravia.
Dans celui-ci, le personnage central, Riccardo, est présenté avec une indéniable indulgence, complaisance, voire même bienveillance par le romancier, qui en fait d’ailleurs le narrateur ; et donc les autres protagonistes, leur personnalité, leur psychologie, sont vues à travers son regard et ses réflexions. Tandis que chez Godard ce Paul (Piccoli) est un pauvre type égocentrique qui ne cesse d’accabler son épouse Camille de ses réflexions désagréables et prétentieuses.
Et Godard a également modifié la fin, puisqu’il fait périr dans un accident de circulation et Camille et le producteur Prokosch (Jack Palance) ; tandis que Moravia, s’il fait mourir la femme, sauve la peau du producteur macho qui s’en sort indemne.
Pour moi cette double inflexion du film par rapport au roman était significative, Godard était plus actuel que Moravia ; ce dernier était un féministe convenu et le premier plus lucide et corrosif.
Et pour décor, il y a le lieu : à Capri, la villa de feu Curzio Malaparte ! Et il y a la caméra de Godard, évidemment.
Mais il y a surtout, inoubliable, Piccoli, qui d’un écrivaillon fait une sorte de héros moderne, pris dans les rets d’un jeu social qui le dépasse et d’un délitement sentimental qui annonce l’époque alors commençante.
19 mai 2020