Ai Weiwei a réalisé avec Human flow un documentaire prodigieusement exceptionnel.
Par le sujet d’abord : les réfugiés. Certes il y a déjà eu de nombreux films sur cette grave question, mais ici Ai Weiwei ne se polarise pas sur une tragédie survenant localement, il recense celles qui affectent 23 pays, en nous rappelant que depuis dix ans 65 millions de personnes ont été contraintes de quitter leur pays : il s’agit du plus important flux migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale.
Il ne traite donc pas d’une seule des causes de ces catastrophes humanitaires mais toutes : famines, bouleversements climatiques, crises sociales et guerres.
Ai Weiwei n’agence pas son film sur de savantes ou pesantes plaidoiries ou analyses d’experts : il donne la parole à des migrants qui racontent leur détresse, leur désillusion, leur désespoir, mais témoignent aussi de leur courage, de leur capacité à tenir et de leur volonté d’intégration. Et cette parole est bouleversante car elle exprime telle quelle la force spirituelle incroyable de ces hommes, femmes et enfants.
Ai Weiwei transporte sa caméra directement sur les lieux où surgissent les drames et aux multiples stations de ces calvaires : camps de réfugiés immenses, traversées maritimes souvent mortelles, frontières barrées de barbelés.
Ai Weiwei n’articule pas de réflexion politique explicite mais ses images nous interrogent sans faux-fuyants sur la faible capacité de tolérance, de compassion et de générosité de nos pays riches. La société marchande parviendra-t-elle à échapper aux peurs mauvaises qu’elle-même sécrète, à l’individualisme égoïste et au repli individuel qu’elle génère depuis des décennies comme garanties politiques de sa survie ? Saura-t-elle donner une place significative et efficiente à l’ouverture aux autres, à la liberté pour tous et enfin au respect des droits de l’homme dont elle se gargarise ?
On peut en douter : pour trois responsables politiques qui osent un discours courageux et généreux (Rania al-Yassin, Princesse de Jordanie, Walid Joumblatt, Druze du Liban, Leoluca Orlando, maire de Palerme), combien de dérobades, d’hypocrisies, voire de postures satisfaites de personnages infects (tels ces chefs militaires et policiers Hongrois vantant l’étanchéité de leur frontière barbelée).
Il n’y a que les ONG qui partout, inlassablement, font face comme elles peuvent à ces catastrophes (avec des mentions fréquentes d’Human Rights Watch).
L’image ? Elle est tout autant extraordinaire que la manière de traiter le sujet. Que ce soient les plans larges, les vues aériennes ou les témoignages de migrants cadrés serrés.
Je suis sorti de ces 2 h 30 de cinéma exceptionnel avec deux questions :
- Ces hommes et femmes interrogés ne manifestent aucune animosité contre la manière dont les pays d’accueil les reçoivent si mal, lorsqu’ils ne leur barrent pas le chemin ou ne les relèguent dans des Etats poubelles (Turquie, Liban, Jordanie, Lybie…). Mais pour combien de temps ? Combien de haines vont-elles un jour ou l’autre germer sur ce terreau de misère, notamment chez ceux que l’on voit pour l’instant gamins jouant dans la boue ou trébuchant dans le froid ?
- Le film se conclut par « l’Europe est morte ? » Moi j’enlève le point d’interrogation. Human Flow c’est en français le flux migratoire ; c’est aussi le sang du monde qui s’écoule par de multiples plaies dont notre mondialisation est incapable de soigner les causes, se bornant à appliquer localement quelque poudre hémostatique, tandis même que l’Europe, elle, applique de plus en plus serrée une médecine d’un autre temps : le garrot.
Dernière précision : ce film ne comporte aucune scène de violence ou d’horreur ; vous pouvez donc le faire voir à de grands enfants ou adolescents.
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La magie du cinéma c’est d’être un outil artistique aussi bien adapté aux paysages panoramiques qu’aux gros plans intimistes, aux vastes fresques qu’aux petites aquarelles.
En l’occurrence, 24 heures plus tard, sur le même sujet des réfugiés, je suis allé voir en effet Un jour ça ira.
C’est également un documentaire et il nous expose donc une histoire vraie, mais de toute autre ampleur ; un échantillon oserais-je dire de ces innombrables tragédies humaines des réfugiés.
Les réalisateurs, Stan et Edouard Zambeaux, nous montrent modestement quelques réfugiés Africains : deux adolescents Djibi et Ange, leurs mères, leurs amis, les travailleurs et bénévoles qui tentent de les aider.
Vous n’y verrez donc pas en travellings saisissants des centaines et milliers de fugitifs agglutinés sur des radeaux ou cheminant au long de barbelés. Ceux-là, quelques dizaines, sont parvenus en France mais attendent, interminablement, qu’on statue sur leur devenir.
Cela se passe à Paris à l’Archipel, un centre d’hébergement d’urgence de l’association Aurore, 24 rue de St-Pétersbourg entre la gare St-Lazare et la place de Clichy.
Ils sont logés là, provisoirement bien sûr, car qu’est-ce qui n’est pas provisoire dans ces destins ballotés ? D’autant que les locaux de l’Archipel vont fermer et donc ces errants devront aller errer ailleurs. Ailleurs…
Alors certains d’entre eux s’évadent ailleurs, dans l’écriture et dans le chant et leurs mots et leurs chansons véritablement nous en disent long sur leur capacité de résister, de ne pas se laisser écraser par la trivialité du quotidien.
Il faut donc regarder ces garçons désemparés mais qui se redressent, regarder leurs mères qui rient et sourient et se tiennent debout (« ressaisis-toi » dit celle-ci à son enfant lorsqu’il flanche) et regarder ces incroyables accompagnants salariés et bénévoles qui sont auprès d’eux : professeurs de français, de musique, artistes, agents d’intendance, d’hébergement, manutentionnaires.
Si après avoir vu ce film vous affirmez encore que le plus beau métier de notre beau monde c’est banquier, manager ou promoteur, alors c’est simple je ne vous cause plus.
La réalisation est équilibrée, car à la fois intimiste et pudique. Vous pourrez y emmener sans souci de jeunes spectateurs.
20 février 2018