Nous n’y échappons pas : le centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès donne lieu à un concert unanimiste de louanges et d’hommages.
L’unanimisme ? Ce peut être la meilleure ou la plus médiocre des choses, c’est selon.
Selon que le personnage qui en est l’objet voit son action et ses idées reprises, prolongées par ceux-là qui le portent au pinacle. Ou selon que l’hommage se restreint à quelques simagrées sans suites concrètes.
L’unanimisme est parfois positif et alors tant mieux : grâce à cette convergence, les idées du personnage historique inspirent et insufflent une multitude d’actions et de projets de par le monde.
Mais Jaurès, pauvre Jaurès !
Je n’ose ici perdre du temps et des lignes à mettre en perspective les hypocrisies et les visibles calculs des responsables politiques qui ces jours-ci célèbrent Jaurès, de la droite qui l’a tant ignoré à la gauche qui l’a tant délaissé… et même le parti néo-fasciste s’y met, lui tressant une gerbe puante et épineuse.
D’ailleurs, parmi ceux qui s’expriment avec une conviction plus ou moins bien simulée, combien connaissent Jaurès ? Combien, d’abord et avant tout, l’ont lu ? Et combien l’ont lu pour – au-delà de ceux de ses discours et articles datés par un contexte obsolète donc inutiles sauf à l’historien – retenir ce qui est actuel dans sa pensée ?
Moi j’ai lu Jaurès et, par exemple, le tome 16 de ses œuvres chez Fayard, qui rassemble ses contributions à la critique littéraire et à la critique d’art.
Alors, certes, Jaurès écrit souvent sur des artistes ou auteurs qui ne nous évoquent plus rien, tombés dans l’oubli (Bjornson, Dorchain, Coloma, Cléry, Adam, Boukay, Hervieu…), quelquefois injustement (Armand Silvestre). Certes il semble parfois sous-estimer certains écrivains tenus aujourd’hui pour majeurs (Rimbaud, Verlaine…). Mais la considération qu’il porte à beaucoup d’autres n’a pas pris une ride.
Ce qui est passionnant, à mon sens, à travers ce florilège, c’est de découvrir la méthode, l’esprit de Jaurès :
- Son enthousiasme pour un auteur ou artiste n’est jamais idolâtre et… souvent il touche juste : ainsi il reproche à Emile Zola « des procédés trop visible, des personnages trop abstraits, des silhouettes plus que des âmes, des allégories ».
Bien plus visionnaire que Zola dans cette époque ébahie par la science (songeons à Jules Vernes…) il met en garde : « le machinisme et la chimie créent la possibilité de formes sociales nouvelles, mais n’en créent que la possibilité (…) demain si nous n’y mettons bon ordre, les inventions continueront d’être exploitées par une minorité de possédants d’autant plus redoutables qu’ils seront armés de forces scientifiques plus parfaites (…) effrayante concentration de toutes les puissances de mort et de vie de la science aux mains d’une minorité superbe fixant à son gré le destin de la planète et de l’humanité… »
Cela, écrit en 1898, seize ans donc avant que commence l’inimaginable carnage de la « Grande Guerre », tuerie qui atteint une échelle sans précédents à cause des progrès de la sidérurgie des canons, l’ingéniosité des chimistes en explosifs et gaz de combat…
Il admire Victor Hugo, « génie immortel » mais note lucidement chez le maître « le défaut ordinaire de surabondance et de longueur ».
- Il est précurseur et donc à l’abri des modes : à son époque sévissait le provincialisme littéraire ; aujourd’hui prospère l’écologisme pseudo-rural : là contre, Jaurès se moque déjà, en 1898, de ceux « qui retournent en vacances au domicile paysan (…) pendant 48 h, ils s’extasient sur la saveur de la soupe aux choux, sur le charme du vieux mobilier, mais si soudain on leur coupait la communication avec la grande ville… ils en mourraient »..
- Sa liberté d’esprit sur l’art et la littérature est totalement indépendante de son engagement politique : ainsi il trouve intéressant Maurice Pujo (qui deviendra l’un des dirigeants de l’Action française), il apprécie Friedrich Nietzsche (considéré alors par les socialistes français comme réactionnaire), Maurice Maeterlinck (plutôt à droite et antiscience, qui s’abandonnera à faire l’éloge du dictateur portugais Salazar), Auguste de Villiers de L’Isle-Adam (communard qui finira royaliste légitimiste).
Il admire Léon Bloy et cela suscite alors notre intérêt, car cet écrivain, aujourd’hui au purgatoire, est un catholique très à droite, mais qui se moque des écrivains catholiques en vogue (Coppée, Bourget, Huysmans…), s’indigne de l’antisémitisme (alors très répandu dans les milieux catholiques), méprise l’argent et la bourgeoisie, s’oppose à la colonisation (à un moment où une bonne partie de la gauche est favorable à cette « émancipation des peuples arriérés »).
Plus clairvoyant encore, Jaurès admire Léon Tolstoï, en qui il a décelé un immense romancier (l’avenir consacrera ce jugement). Mais plus surprenant, alors que les parisianistes dilettantes de l’époque considèrent ce Russe comme un grand mystique des steppes quelque peu obscurantiste, Jaurès y voit immédiatement le visionnaire et, à ces oisifs, leur « reproche leurs grandes phrases sur la fatalité de la guerre au lieu de chercher à la rendre impossible » Bien vu en 1893, non ? Et Jaurès jubile de l’admiration de Tolstoï pour notre Voltaire.
En 1911, il consacre un article à ce Tolstoï révolutionnaire, qui condamne sans appel le terrorisme, se défie de la violence. Jaurès estime qu’il « contribue à révolutionner le monde par une force d’aspiration qui soulève les âmes, par une force de révolte qui déconcerte les vieux pouvoirs ». Il ne pouvait deviner que quarante ans plus tard un certain Gandhi, disciple de Tolstoï, révolutionnerait, sinon le monde, en tout cas l’un de ses continents les plus peuplés, et que sa pensée inspirerait Luther King et Mandela.
Mais nous voilà bien loin, n’est-il pas, des « disciples » minuscules de Monsieur Jean Jaurès, tels qu’ils se prétendent en tout cas, sans vergogne, rue de Solferino.
1er août 2014