Moi qui ai quelquefois, dans ma prime jeunesse, éprouvé des douleurs intenses, rarement il est vrai, j’en ai tiré une certaine détestation de la maxime « Les grandes douleurs sont muettes » en me disant que si son crétin d’auteur avait eu, un jour, rien qu’une fois, vraiment très mal, il n’aurait pas dit cela ! Jusqu’à ce que, il y a quelques années seulement, je tombe sur le texte original ; il s’agit de Sénèque, dans sa tragédie Phèdre – Hyppolite :
Phèdre : Les peines légères sont éloquentes, les grandes douleurs sont muettes.
(Curae leues locuntur, ingentes stupent.)
Hippolyte : Ô ma mère, confiez-moi vos chagrins.
(Committe curas auribus, mater, meis.)
Je compris donc enfin, avec 50 ans de retard, qu’il s’agissait des douleurs morales !
Car les souffrances physiques, c’est autre chose ! Tout professionnel de santé a dans l’oreille les gémissements ou hurlements de malades souffrants et qui, avant de souffrir, semblaient solides, courageux, stoïques, endurcis : la souffrance balaie tout comme fétus. Et quand le patient ne crie pas je vous garantis que les hurlements résonnent dans sa tête, interminablement, et s’il serre les dents et les poings c’est justement pour ne pas les laisser échapper…
Pourtant, c’est vrai, la souffrance fut très longtemps muette… dans la littérature médicale.
Elle finit par donner lieu, depuis deux siècles à peine, à quelques descriptions cliniques ou symptomatologiques ; mais manifestement elle n’intéressait pas trop la médecine, puisqu’échappant à toute stratégie curative.
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La littérature, elle, peine à dépeindre la douleur, mais pour d’autres raisons tenant aux limites de cet art. Nombreux sont les écrivains à avoir tenté de parler de la douleur, mais c’est rarement réussi : nous sommes là dans une sensation indicible ou très imparfaitement dicible et les images, comparaisons, techniques descriptives n’y peuvent pas grand-chose, comme pour bien d’autres sensations physiques y compris les plus agréables et je ne vous fais pas de dessin (c’est à la dégustation d’un grand bourgogne la chose à laquelle je pense, bien sûr !).
Certes il y eut Montaigne, Montaigne et sa pierre… Ou encore Goethe [1] et sa douleur omniprésente…
Mais ce dernier annonce déjà le Romantisme, avec lequel viendra le grand amalgame : douleur physique / souffrance morale / spleen / peine… de cœur. Surabonderont alors les descriptions plus ou moins véridiques, vraisemblables, retenues ou verbeuses, de toutes les douleurs et de toutes les souffrances du monde occidental, mais le plus souvent celles de ses enfants… privilégiés. Complaisance, pour ne pas dire encore masochisme, qu’illustre bien Lord Byron : « Le souvenir du bonheur n’est plus du bonheur ; le souvenir de la douleur est de la douleur encore. » [2]
Confusion poussée à son comble par Alfred de Musset « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur » et jusqu’à la stupidité par Léon Bloy : « La douleur est l’auxiliaire de la création. »
Mais à nous faire partager presque intimement la douleur qui ravage, ils furent peu nombreux (parmi ceux que je connais bien entendu et cela limite très sérieusement la portée de mon propos). J’ai encore à l’esprit quelques lignes ou vers allant à l’essentiel. Ainsi ce fascinant poème de Rainer Maria Rilke [3] :
Komm du, du letzter, den ich anerkenne,
heilloser Schmerz im leiblichen Geweb :
wie ich im Geiste brannte, sieh, ich brenne
in dir ; das Holz hat lange widerstrebt,
der Flamme, die du loderst, zuzustimmen,
nun aber nähr’ ich dich und brenn in dir.
Mein hiesig Mildsein wird in deinem Grimmen
ein Grimm der Hölle nicht von hier.
Ganz rein, ganz planlos frei von Zukunft stieg
ich auf des Leidens wirren Scheiterhaufen,
so sicher nirgend Künftiges zu kaufen
um dieses Herz, darin der Vorrat schwieg.
Bin ich es noch, der da unkenntlich brennt ?
Erinnerungen reiß ich nicht herein.
O Leben, Leben : Draußensein.
Und ich in Lohe. Niemand der mich kennt.
Viens, toi dernière, que je reconnais,
Incurable douleur dans le tissu du corps :
Comme j’ai brûlé en esprit, vois, je brûle
en toi ; le bois s’est longtemps refusé
à dire oui à la flamme que tu embrases,
mais maintenant je te nourris et brûle en toi.
Ma douceur d’ici devient dans ta rage
une rage d’enfer qui n’est pas d’ici.
Entièrement pur, sans plan, délivré du futur
Je suis monté sur le bûcher compliqué de la souffrance
Si sûr de n’acheter, nulle part, d’avenir
contre ce cœur où les réserves ont fait silence.
Est-ce encore moi, qui là méconnaissable brûle ?
Là-bas je n’emporte pas de souvenirs.
O vivre, Vivre : être dehors.
Et moi dans le brasier. Personne qui me connaisse.
Les deux derniers vers ne disent-ils pas, formidablement, à la fois la solitude et l’espoir de l’être douloureux ?
En avance sur son époque, presque toujours, au détour d’une œuvre prolifique Friedrich Nietzsche démonte [4] la supposition « que la souffrance sans raison, révoltante à première vue, prendrait, devant la justice éternelle, le sens, la signification d’une punition et d’une expiation » mais il est encore bien seul.
Au XXe siècle enfin, André Malraux semblera faire du chemin : « Toute douleur qui n’aide personne est absurde. » Une partie du chemin toutefois, car il en restera encore beaucoup à gravir pour compléter son affirmation : quelle serait donc cette autre douleur qui ne serait pas absurde parce qu’elle aiderait autrui ?
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Peu de médecins, mais beaucoup de littérateurs, philosophes et personnages connus ont écrit sur la douleur, la douleur physique. Prosaïquement on peut penser que longtemps, en raison inverse de son incapacité à la vaincre ni même la réduire significativement, la médecine feignait ou se vantait d’en tirer profit car elle contribuait au diagnostic.
Presque toutes les religions, beaucoup de philosophies y ont vu, y voient toujours l’occasion pour l’homme de s’endurcir, et pour la femme un passage obligé sempiternellement (tu enfanteras dans la souffrance) et surtout une épreuve salvatrice pour le croyant.
Bien isolés, voire ostracisés, furent longtemps ceux qui nous disaient que la douleur physique est une pure et simple calamité sans aucune valeur ni diagnostique ni morale.
Dans notre culture catholique, la douleur, infligée par Dieu pour la rédemption du pécheur, à ce titre acceptée comme mal nécessaire et salutaire par le prêtre et le clerc, ne fut donc pas jugée nécessiter autre chose que les prières et la résignation. Conception d’ailleurs commune à l’ensemble du monde chrétien : le Christ n’a-t-il pas souffert sur la croix pour effacer le péché originel de l’homme ? Dès lors la douleur comme épreuve salvatrice est un élément essentiel, peut-être central, du christianisme.
Dignes héritiers, mais pour d’autres mobiles, des « jeux » du cirque romain et de ses fauves, le Moyen-âge, la Renaissance et le Baroque, ne mettent certes plus en croix (!) mais brûlent sorcières et autres possédés du démon, « questionnent » avec raffinement mécréants et criminels ; mais c’est pour leur bien, pour les racheter, leur obtenir le salut et le paradis. Dans l’art, la douleur est magnifiée par Giotto ou Michel-Ange.
Ce sont Les Lumières qui, dans ce domaine comme dans tant d’autres, donneront à l’humain la priorité qui lui revient sur le sacré : il est significatif à cet égard que L’Encyclopédie de Diderot, d’Alembert et d’Aumont comporte, dans son tome V, un article Douleur.
Ensuite, la médecine commencera à étudier la douleur : Marc-Antoine Petit présentera aux Hospices civils de Lyon le 28 brumaire an VII (18 novembre 1798) un Discours sur la douleur. Demeure malgré tout dominante, dans la communauté médicale, la conception vitaliste que la douleur est une nécessité qu’il faut laisser s’exprimer, un stimulant qui décuple la résistance du malade…
L’invention de l’anesthésie au milieu du XIXe va enfin délivrer en grande partie l’acte chirurgical de son cortège de douleurs insoutenables ; mais sans pour autant modifier fondamentalement le concept médical de l’utilité de cette douleur en-dehors des phases opératoires. La communauté médicale commence cependant à se partager : si de grands médecins comme Claude Bernard ou Velpeau s’intéressent et promeuvent l’anesthésie, de grands noms comme Magendie s’élèvent encore contre ces expériences « aventureuses ».
La « Grande » guerre de 14-18 et son épouvantable cortège d’horreurs et de souffrances indicibles va accélérer le cheminement intellectuel ; mais encore et encore l’évolution est contrastée. Ainsi, de deux médecins-écrivains ayant connu les champs de bataille, l’un, Louis-Ferdinand Destouches-Céline, dénonce « le sale attrait mystique » pour la souffrance, tandis que l’autre, Georges Duhamel, en fait l’éloge parce qu’elle « donne la mesure de l’homme »…
Enfin viendra Emmanuel Lévinas qui clairement, explicitement, nommera en 1982 La souffrance inutile.
Dans le très remarquable Dictionnaire de la pensée médicale publié en 2004 sous la direction de Dominique Lecourt, l’entrée Douleur est abordée ainsi par Isabelle Baszanger : « La douleur plus que tout autre phénomène est au cœur de l’histoire de la médecine, car elle est le point même où se nouent les rapports serrés des hommes et de leur médecin, leurs attentes, leurs espoirs, leurs fantasmes parfois, leurs déceptions souvent. » Ensuite, elle rappelle combien la spécificité de la douleur a souvent été manquée, et qu’il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que la douleur entre dans le débat public et devienne donc un objet politique.
Dans l’époque moderne, vers 1960, ceux qui se penchent sur la douleur sont devenus nombreux… dans les publications médicales ; mais dans la vie quotidienne, tant reste à faire…
Au Royaume-Uni c’est en effet à partir des années 60 seulement que la prise en charge de la douleur et les soins palliatifs reçoivent un début de réponse effective (création du St Christopher’s Hospice à Londres www.stchristophers.org.uk).
Aux USA c’est un évènement… diplomatique : le voyage de Nixon en Chine, en 1972, qui attire l’attention du monde médical sur le traitement de la douleur par acupuncture.
En France, la direction générale de la santé du ministère met en place en 1987 un groupe de travail dont le rapport ne sera publié… qu’en 1991. La création d’une association, Action-Douleur, initie la création d’un DU en 1991, mais ces initiatives tombent à plat dans une communauté médicale dont ce n’est vraiment pas le souci ; à tel point que le ministre Philippe Douste-Blazy se fâche de cette apathie française devant le congrès 1993 de l’IASP (International Association for the Study of Pain www.iasp-pain.org).
En 1994 ce sera Lucien Neuwirth (décidément irremplaçable Lucien Neuwirth lorsqu’il s’agit de faire bouger les lignes !) qui animera un groupe de travail sur le sujet. Le code de déontologie médicale n’intégrera le mot douleur qu’en 1995. Ce n’est qu’en 1998 sous l’impulsion de Bernard Kouchner que sera lancé le premier plan de prise en charge de la douleur… qui entrera timidement en application.
Il faudra le ministère Kouchner II et sa loi sur le droit des malades de 2002 pour que la lutte contre la douleur devienne une obligation légale.
Il y avait pourtant beaucoup de choses qui se faisaient dans d’autres pays ; et dans le nôtre il y avait eu des travaux que nul n’aurait dû ignorer : en 1988 le livre de Jean-Pierre Peter : Silences et cris. La médecine devant la douleur ou l’histoire d’une élision ; puis en 1993 De la douleur. Observations sur les attitudes de la médecine prémoderne envers la douleur.
En 1992 Arlette Lafay publie La Douleur, approches pluridisciplinaire. En 1993 Roselyne Rey publie Histoire de la douleur où elle montre combien fut toujours ambiguë la réticence des médecins et soignants à administrer des analgésiques. Sans oublier un très beau numéro 142 de la revue autrement, paru en février 1994 : Souffrances, corps et âme, épreuves partagées.
J’ai gardé en mémoire mon sentiment de surprise mêlée d’horreur d’apprendre que, jusqu’à l’étude EPIPPAIN présentée en France en 2006 par le Centre national de ressources de lutte contre la douleur et publiée dans le JAMA du 2 juillet 2008, on ne prenait pas trop de précautions quant à la pratique de gestes douloureux ou inconfortables sur le nouveau-né, parce que l’on considérait que son système nerveux n’était pas encore terminé ! Pourtant des médecins de terrain avaient fourni des éléments, par exemple A. Gauvain-Piquard et M. Meignier dès 1993, dans La Douleur de l’enfant.
On se souvient sans doute de la froide colère exprimée par Bernard Kouchner lorsque, hospitalisé à la Pitié-Salpêtrière en 1994 [5], il fut obligé de s’emporter pour obtenir deux piqûres de morphine !
Oui mais voilà, c’était l’école française : laisser souffrir pour ne pas masquer les symptômes…
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Alors, tout ce que je me souviens avoir lu avant que la douleur ne devienne curable, donc sujet de discussion médicale, c’était en littérature générale.
Ainsi, je conserve vivement en mémoire un petit texte d’Alphonse Daudet, La Doulou (en provençal la douleur) court récit, qui ne sera publié que longtemps après sa mort, tant la réticence de ses proches fut forte à laisser paraître ce texte intime [6].
Mon souvenir est vif de ce texte de Daudet sur sa douleur parce que ces notes, au jour le jour, sont autant prosaïques que prenantes et rarement j’eus le sentiment de partager avec un écrivain la sensation douloureuse. Ce texte de trente pages devrait être au programme de toutes les formations de santé !
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[1] La SFETD, Société française de traitement de la douleur, fait d’ailleurs de Goethe le personnage central de son congrès des 20-22 novembre 2014 à Toulouse. http://www.congres-sfetd.fr/programme/results/field_event_room%3A%222%22
[2] Extrait de Marino Falieri
[3] Anthologie bilingue de la poésie allemande – Pléïade, page 888
[4] dans Unzeitgemässe Betrachtungen, Considérations inactuelles, III Schopenhauer éducateur, paragraphe 5, page 317 de l’édition Bouquins, volume 1)
[5] Le premier qui dit la vérité…, Robert Laffont 2002 page 197. Voir aussi Ce que je crois, Grasset 1995 page 217 et La dictature médicale, Robert Laffont 1996 page 17.
[6] Romans, contes, récits, omnibus 2006 page 1 079