Tableaux parisiens : XCIV – LE SQUELETTE LABOUREUR

I

Dans les planches [1] d’anatomie
Qui traînent sur ces quais poudreux [2]
Où maint livre cadavéreux [3]
Dort comme une antique momie,

Dessins auxquels la gravité
Et le savoir d’un vieil artiste,
Bien que le sujet en soit triste,
Ont communiqué la Beauté,

On voit, ce qui rend plus complètes
Ces mystérieuses horreurs,
Bêchant comme des laboureurs,
Des Écorchés [4] [5] et des Squelettes.

II

De ce terrain que vous fouillez,
Manants [6] résignés et funèbres,
De tout l’effort de vos vertèbres,
Ou de vos muscles dépouillés,

Dites, quelle moisson étrange,
Forçats [7] arrachés au charnier [8],
Tirez-vous, et de quel fermier
Avez-vous à remplir la grange ?

Voulez-vous (d’un destin trop dur
Épouvantable et clair emblème [9] !)
Montrer que dans la fosse même
Le sommeil promis n’est pas sûr ;

Qu’envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement [10],
Hélas ! il nous faudra peut-être

Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche [11]
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?

Lecteur audio

Georges Chelon 1997

L’écorché bêcheur Alphonse Lami – 1857 (Faculté de médecine de Montpellier)

[1] Au sens de : feuilles de dessin.
[2] Chez les bouquinistes des quais de la Seine : ils existent depuis le XVIe siècle.
[3] Semblable à un cadavre.
[4] Illustrations ou sculptures anatomiques représentant le corps d’un être vivant dépouillé de sa peau pour en faire apparaître les parties internes.
[5] Baudelaire évoque sans doute la statue « L’écorché bêcheur » d’Alphonse Lami (1822-1867) exposée au Salon de 1857.
[6] Paysans, laboureurs.
[7] Hommes condamnés par la justice à des travaux forcés.
[8] Lieu ou sont accumulés les cadavres.
[9] Figure symbolique.
[10] Toujours.
[11] Dure, hostile.