Spleen et idéal : LXXVII – SPLEEN – Je suis comme le roi d’un pays pluvieux…

Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très-vieux,
Qui, de ses précepteurs [1] méprisant les courbettes,
S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.
Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.
Du bouffon favori la grotesque ballade [2]
Ne distrait plus le front de ce cruel malade [3] ;
Son lit fleurdelisé [4] se transforme en tombeau,
Et les dames d’atour [5], pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d’impudique toilette
Pour tirer un souris [6] de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l’or n’a jamais pu
De son être extirper l’élément corrompu [7],
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent [8],
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé [9].

Georges Chelon 1997

[1] Personnes chargées de l’éducation à domicile d’un enfant de famille riche.
[2] Poème formé de strophes égales terminées par un refrain et un court couplet final appelé envoi.
[3] Comprendre : malade atteint d’une maladie cruelle : hypallage
[4] Orné de fleurs de lys.
[5] Dames chargées de l’habillement et de la toilette des princesses et princes.
[6] Ancien français : un sourire.
[7] Au sens de : malade.
[8] Allusion aux jeux du cirque.
[9] Mythologie grecque : fleuve des enfers où les ombres des morts allaient boire pour oublier le passé, et tomber en léthargie.