Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel [1] sombre, où roman, science, fabliau [2],
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio [3].
Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,
Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)
Te faire un appétit d’une égale grosseur. »
Et l’autre : « Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu ! »
Et celle-là chantait comme le vent des grèves [4],
Fantôme vagissant [5], on ne sait d’où venu,
Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie.
Je te répondis : « Oui ! douce voix ! » C’est d’alors
Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors
De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique [6] victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J’aime si tendrement le désert et la mer ;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes :
Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »
[1] Selon la Bible, grande cité antique ou coexistaient nombre de peuples parlant des langues différentes.
[2] Conte en vers, à la mode dans les premiers âges de la poésie française.
[3] Format de livre où la feuille a été pliée une fois, donnant ainsi deux feuillets. Cela correspond à-peu-près à l’actuel format A3 soit 60 cm de haut.
[4] Terrains plats et sablonneux le long de la mer ou d’une grande rivière
[5] Ayant la voix plaintive du nouveau-né.
[6] Eprouvant une forte sensation d’extase.