2022 02 05 : La poésie, c’est autre chose

Un jour à l’oral d’un examen, il me fut demandé en quoi la poésie se différencie du roman. A vrai dire, je ne sais plus ce que je répondis ; j’eus la moyenne mais cela ne prouve rien ; j’ai sans doute énoncé quelques considérations convenues qui mettent les membres d’un jury paisiblement d’accord.

J’eus ensuite quelques décennies pour approfondir la question et j’ai la déraisonnable prétention de penser qu’aujourd’hui, je sais… je sais… je sais, comme disait le Gabin bougon.

La poésie ne se distingue certainement pas par la construction de ses principales et subordonnées, le choix des noms, verbes et adjectifs, les tournures et figures de style : là-dessus productions romanesques et poétiques sont logées à la même enseigne, à l’enseignement du français intelligible tout simplement.

La poésie se différencierait-elle par l’ambiance, l’atmosphère qu’elle crée, la nuance précise et imprécise, la musique des mots ? N’en déplaise à Paul Verlaine, l’autre littérature, je veux dire le roman, peut aussi exploiter ces formes harmonieuses avec maîtrise, pour le plus grand bonheur du lecteur.

La poésie alors serait-elle unique par son hermétisme, son sens jalousement impénétrable, et d’ailleurs impénétré par le nigaud lecteur utilitariste qui voudrait que toute énonciation ait un sens ? Certes depuis Stéphane Mallarmé, des cohortes plumitives se sont précipitées dans cette voie étroite, elle est même embouteillée et pas toujours pour notre enchantement… Mais le roman, qu’il soit nouveau, ou tendance, ou anti, a fait mieux sinon pire dans l’obscure clarté qui ne tombe pas des étoiles mais du calcul éditorial.

Alors, alors, je crois avoir compris que la poésie se différencie du roman par ses fulgurances, ses éclairs magiques, ses instants de rencontre illuminés où le sens, l’image, l’ambiance, la musicalité, la signification se confondent, s’amalgament miraculeusement.

D’excellents poètes, il y en a beaucoup et c’est le bonheur de notre bibliothèque ; mais des alchimistes comme ça, il y en a peu, quelques-uns par siècle et on les connaît presque par cœur.

Un exemple, tiens, au hasard, que je sélectionne intentionnellement hors des immenses poètes de référence devant lesquels tous s’inclinent avec dévotion ; je choisis un thème banal, courant, sans dimension dramatique, émotionnelle ou tragique : je cite le poète Georges Brassens, même s’il se défendait d’en être un :

Sa poésie La Jeanne est, du premier vers au dernier, parfaite au sens que j’ai osé donner à la perfection poétique. Mais observez bien comment soudainement un vers, un seul beau vers, parmi tous les autres qui le sont déjà, traduit la grâce avec laquelle Brassens nous expose que Jeanne n’a pu avoir d’enfant : « Dans ses roses et ses choux n’a pas trouvé d’enfant ». Quelle délicatesse pour évoquer ce qui fut peut-être un drame intime, une cruauté du sort, un échec morfondant, une triste banalité de nombre d’existences…

Georges Brassens – Jeanne – 1961

5 février 2022