2020 02 02 : Baudelaire sous le microscope de Sartre

J’ai toujours apprécié le Jean-Paul Sartre philosophe, romancier, auteur de théâtre ; un peu moins le polémiste politique.

Même s’il est facile d’ironiser aujourd’hui sur ses prises de position à la lumière de nos connaissances actuelles ; il faudrait pour rester objectif tenter de se replacer mentalement dans l’époque où il les formula (pour moi c’est encore possible pour les plus tardives d’entre elles, mais combien de lecteurs sont aujourd’hui dans ce cas ?).

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Par exemple sa déclaration célèbre de 1961, qu’on renvoie souvent en apostrophe moqueuse à son fantôme : « Tout anticommuniste est un chien » [1].

Phrase pour le moins maladroite évidemment, maladroite parce que lapidaire comme on les aimait à l’époque. Mais pour évaluer précisément la portée de cette assertion, il faut se souvenir qu’au même moment Jean-Paul Sartre était l’un des rares à opérer une distinction nette entre le communisme tel que défini par Marx et Engels et le totalitarisme soviétique qui s’en réclamait. Dès lors que Sartre posait le marxisme comme « horizon philosophique indépassable de notre temps » [2] il n’était pas étonnant qu’il fustige violemment ceux qui en niaient la portée.

Sartre c‘est certain se trompa, comme beaucoup, comme nous, comme moi, sur d’autres situations historiques en devenir et imparfaitement connues ou dont on était insuffisamment distancié.

Mais ne faire l’inventaire gourmand que de ses erreurs, c’est occulter ses justes combats politiques contre l’antisémitisme, contre le racisme, contre nos guerres d’Indochine et d’Algérie, contre l’impérialisme US et sa coprésidence du Tribunal Bertrand Russel contre les crimes de guerre US au Vietnam.

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Au plan philosophique, je considère en vieux sartrien que sa démonstration de la primauté de la conscience sur l’inconscient et que l’existence précède l’essence n’est toujours pas désuète ni sérieusement infirmée.

Ce n’est pourtant pas ‑ je le dis pour restituer dans quel état d’esprit j’étais à la fin des années 60 quant à mon appréciation des écrivains engagés ‑ sur ses prises de position politiques hasardeuses ou approximatives que je perçus la faillibilité du « pape de l’existentialisme ». Ni sur l’un de ses traités philosophiques qui en très large part dépassaient mon entendement limité.

Non, ce fut à cause d’un méchant petit bouquin : Baudelaire.

Petit bouquin puisqu’il fait moins de 200 pages d’une lecture facile.

Méchant bouquin, car Sartre n’y aborde jamais la poésie de Baudelaire ; lorsqu’il cite des vers c’est pour en proposer l’analyse psychologique.

Et quelle analyse ! Une succession d’hypothèses jamais vérifiées par le recours aux outils de la psychologie classique ou de la psychanalyse moderne ; des assertions non démontrées. Quant à la prétention de « revivre de l’intérieur » la personne Baudelaire, elle me parut en 1967 subjective (et relisant l’ouvrage 50 ans plus tard ma sévérité le cède un peu à l’hilarité).

Et quelle conclusion ! Pour Sartre, Baudelaire (l’homme donc, puisqu’il dédaigne le poète) est en quelque sorte un raté : « son histoire est celle d’une très lente et très douloureuse décomposition. Tel qu’il était à vingt ans nous le retrouvons à la veille de sa mort : de son talent, de son admirable intelligence, il ne reste plus que des souvenirs. »

Moi qui vénérais Baudelaire, je ne pouvais lire sans indignation ce méchant bouquin. Car même si l’existence personnelle de Baudelaire, comme celle de Verlaine, de Rimbaud, de Rutebeuf, de tant d’autres, fut chahutée, bousculée, déglinguée, je ne pardonnai pas à Sartre d’être passé totalement à côté de ce qui fait l’essence des poètes et que Baudelaire lui-même, justement, chante avec lucidité et dignité :

 

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

2 février 2020

[1] Situations IV. Portraits, Gallimard 1964, p. 248
[2] Critique de la raison dialectique, Gallimard 1960, p. 9