2018 08 02 : Regards croisés sur la Sicile

La nouvelle de Leonardo Sciascia Quarante-huit se déroule en Sicile pendant les années 1847-1848, première phase du Risorgimento, dans un bourg imaginaire, Castro, où le pouvoir, comme partout alors dans ce royaume des Deux-Siciles riche mais socialement arriéré, est partagé entre le baron Garziano et l’évêque Calabrò ; le sous-intendant (sorte de sous-préfet) et le juge du Roi n’étant que des sous-fifres.

Ce roman est truculent et caustique, il montre la profonde hypocrisie de ces personnages, encore que le sous-intendant soit le plus constant dans ses principes d’autorité et d’obéissance à l’ordre monarchique. On voit les autres notables faire allégeance prudemment au nouveau pouvoir venant du royaume de Piémont-Sardaigne, évolution qui s’accélère lorsque Garibaldi débarque.

Sciascia dévoile avec férocité que sous cette agitation en faux-semblants prévaut un immobilisme ancestral qui semble indéracinable.

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Cette œuvre est parue en 1958 quelques semaines avant le roman Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa ; celui-ci a pour cadre la Sicile environ dix ans plus tard, dans la deuxième phase du Risorgimento.

Il m’était donc impossible de ne pas le relire pour comparer les deux œuvres.

Uniquement, je le précise, quant au récit historique et à la peinture des personnages d’époque. Car pour le reste, Le Guépard fait 300 pages et Quarante-huit 80 ; le style du Guépard est d’une maîtrise incroyable en tant qu’unique roman de Tomasi di Lampedusa, tandis que Quarante-huit est l’une des quarante œuvres de Sciascia qui accordait surtout son attention à la narration vive et mordante.

Les deux aristocrates, personnages centraux de chaque roman, n’ont pas la même stature : chez Sciascia le baron Garziano est un caméléon sans foi ni loi, tandis que chez Tomasi di Lampedusa le prince Salina est réellement de noble allure, d’autant qu’il s’agit de l’arrière-grand-père de l’auteur.

Le premier ne vaut pas une amande de Sicile, tandis que le second est un homme de haute tenue. Pourtant son aristocratisme est le même : si à la différence de Garziano il observe avec nostalgie le temps qui fuit et son monde qui s’engloutit, Salina n’éprouve pas vraiment de grande estime pour le peuple sur lequel sont fondés sa fortune et son train de vie.

Vous êtes sans doute dix fois moins nombreux à avoir lu Sciascia que Tomasi di Lampedusa. Pourtant la production littéraire du premier fut abondante tandis que celle du second fut son unique Guépard, d’ailleurs posthume.

Et parmi la quarantaine de bouquins de Sciascia, Le Contexte ne vous dira rien… alors que c’est de cette œuvre que fut tiré le film Cadavres exquis de Francesco Rosi que chacun a vu.

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De mon point de vue, Sciascia et Tomasi di Lampedusa ont surtout en commun leur brûlante actualité, pour nous Français de 2018 :

Leonardo Sciascia

« Tout se résolvait dans la nomination de contrôleurs : pour les travaux publics, l’éclairage urbain, l’octroi, les courtages ; la vie en ville devenait une mosaïque de contrôles, à tel point que les séances pour l’adjudication des octrois et l’éclairage urbain restaient désertes, personne ne voulant se lancer dans le guêpier que les cahiers des charges, très longs et très minutieux, laissaient prévoir ; et il y avait dans l’air un sentiment de provisoire, car une situation aussi confuse ne pouvait durer…. Les usurpations étaient arrivées à leur comble… mais la commission d’enquête, après avoir constaté l’énormité de ces usurpations, ne trouva rien de mieux que de proposer de les légaliser. »

Ne vous y trompez pas : Sciascia parle bien là de la Sicile de 1848…

Giuseppe Tomasi di Lampedusa

De Tomasi di Lampedusa, nombreux parmi ceux qui « font » l’opinion, c’est-à-dire qui voudraient qu’elle pense ce qu’ils feignent de penser, ressassent à satiété l’archi-célèbre citation : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. » qu’ils déforment d’ailleurs souvent en « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

Ces commentateurs révèlent ainsi leur secrète obsession : la nécessité que perpétuellement, délibérément, les débats, les polémiques, les clivages, les élections et les changements de têtes politiques entretiennent soigneusement l’illusion d’une démocratie effective pour préserver les « fondamentaux », c’est-à-dire le pouvoir et les privilèges des hyper-riches dont ils sont les obligés.

Tomasi di Lampedusa et Sciascia aimaient tous deux la France non pour ce qu’elle emprunte à l’opportunisme italien le plus crasse, mais parce qu’ils aimaient Stendhal… et c’est pour cela que nous, nous aimons la littérature italienne.

2 août 2018