J’ai toujours été comme nombre d’amateurs de littérature : lorsque les médias évoquent un nouvel auteur, un nouveau courant, une nouvelle école, on s’y précipite, pour voir.
Alors fin des années 60 je lus quelques bouquins de Jacques Derrida, ses premiers, dont j’ai oublié le nom et que les aléas de la vie ont fait sortir de ma bibliothèque. J’essayai de les lire, dois-je plutôt dire, car j’en pigeais à peine une phrase sur dix et me culpabilisais pour ma médiocrité intellectuelle, d’autant qu’il était en odeur de sainteté chez tous ceux qui voulaient « dépasser Sartre ».
Puis dans la vie active mon temps de cerveau disponible pour la lecture s’est considérablement réduit et je me suis donc concentré sur des auteurs qui me plaisaient… et que je comprenais ; mais je gardai un peu honteusement l’idée (qui d’ailleurs n’est pas fausse) que ma comprenance était trop limitée pour atteindre les cimes vertigineuses où souffle l’esprit, certains esprits en tout cas.
Mais voilà qu’un jour le hasard me mit sous les yeux un bouquin de Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans lequel s’étalait une célébration du rhizome par opposition à la racine, à l’arbre.
Selon la comparaison végétalo-filandreuse qu’ils cultivaient à n’en plus finir, la pensée dominante (avant eux, bien sûr) est comme une racine d’un système végétal, développée au long d’un axe vertical donc hiérarchique ; alors que la pensée en réseau, multiple, rebelle (la leur, bien sûr) est comme le rhizome qui croît et s’élargit horizontalement, souterrainement, sans axe central. Ce concept qui se voulait une critique radicale-racinale de l’oppression capitaliste-colonialiste rencontra un succès extraordinaire, Deleuze & Guattari & Co devinrent un peu les Castro-Guevara de la philosophie déconstructionniste nous incitant avec virulence à « faire rhizome ».
Mais vous le savez maintenant, avec le recul, ce concept rhizomique que je trouvais comique fut le point de départ non d’une remise en cause efficacement concrète du capitalisme, mais d’une nouvelle problématique entrepreneuriale mise à profit (dans tous les sens du terme) par les firmes qui aujourd’hui dominent une bonne partie de notre monde qui court à sa perte : la pseudo liberté-égalité-fraternité du rhizome fut récupérée, exploitée par les GAFA aux racines axiales les plus verticales, voraces, appauvrissantes qui soient. Le rhizome libéral aida ces sociétés à acquérir en quelques années une dimension monopolistique mondialisée.
Apprenant de loin en loin que des grands noms de la pensée française (Foucault par exemple) et étatsunienne vouaient de l’admiration à Deleuze & Guattari, j’en étais presque venu à me repentir de mon irrespect à leur encontre… jusqu’au jour de 1997 où je découvris Impostures intellectuelles de Sokal & Bricmont, qui dans son chapitre 8 pulvérisait le discours pseudo-scientifique de ces deux paillasses… Ayant lu deux ans plus tôt un papier dithyrambique de Derrida publié à la mort de Deleuze, je me pris à penser qu’alors ces deux « penseurs » avaient peut-être quelques points communs dans l’imposture.
Et reprenant des livres de Derrida, me sauta enfin aux yeux une pratique qui aurait dû m’alerter : le recours quasi-permanent aux tripotages de mots : circonfession, différance, jouis-sens, anaparalyse, dissémiNation… à l’instar de son compère Lacan, avec lequel d’ailleurs il ne cessa de régler ce genre de méchants comptes qui font les faux amis. Car enfin, que vaut une pensée qui se veut universelle… lorsqu’elle est fondée sur des jeux de mots spécifiques au français : si Derrida avait été Anglais, ou Allemand, ou Italien, comment aurait-il alors étayé sa doctrine ?
Et c’est de ce jour que tout simplement, pour reprendre son tic langagier, Derrida me dérida.
7 février 2018