2018 02 01 : Degas, un autre vicelard ?

Depuis des semaines J’avais prévu d’aller visiter l’exposition Degas, danse, dessin, ouverte il y a deux mois déjà au musée d’Orsay et puis des occupations évidemment importantes ou considérablement secondaires m’ont fait différer à plusieurs reprises. Et j’allais peut-être la manquer car elle s’achève le 25 février.

Alors, louées soient les féministes imbéciles ! Car c’est grâce à un quarteron de cette engeance que je reçus une semonce impérative d’aller revoir Degas.

Que je vous explique : j’étais, comme à l’accoutumée en période hivernale, à savourer un cappuccino dans un petit bar de Bastille où j’ai mes habitudes et de vieux souvenirs familiaux. Temps maussade, mais bien au chaud et le cacao était parfait : rien donc n’aurait dû venir me jeter dans un courroux d’autant plus intense qu’il se devait de rester silencieux.

A la table voisine, rapprochée et à portée d’oreille car le bistrot n’est pas grand, quatre péronnelles (quoique je m’interroge si ce vocable peut encore s’utiliser à propos d’individues ayant passé les 40 ans) parlaient de tout et sans doute de rien d’intelligent, mais je suis de mauvaise foi car je n’écoutais pas.

Sauf que, voilà-t-il pas qu’avisant une affiche annonçant l’expo dont ci-dessus je cause, l’une d’elles de s’écrier : « Ah ben certainement pas, je n’irai pas voir les tableaux de ce vicelard, de ce vieux satyre toujours fourré à l’Opéra pour reluquer les danseuses ». Sa vice-à-vice de répartir : « Et en plus on sait qu’à l’époque les danseuses étaient des femmes entretenues, des putes, à disposition de ces vieux riches qui venaient les choisir jumelles en main. » La troisième de surenchérir : « Oui j’ai lu que Degas, c’était un fils de banquier, alors il avait les moyens de se payer l’Opéra plusieurs fois par semaine ou même d’y avoir son abonnement et ses extras » Et de glousser.

La quatrième ne dit rien. Elle m’avait repéré du coin de l’œil et comme je devais lui paraître (à tort) peut-être riche et (incontestablement) plutôt vieux, elle me soupçonna de partager les dérèglements d’Edgar, d’autant que si nous étions loin de l’Opéra Garnier lupanardesque, nous étions à portée de galipette de l’Opéra Bastille et de ses putatives vénales… Donc de mon terrain de chasse ?

Furieux de ce que dans le sillage de l’opportun mouvement qui libère la parole des femmes maltraitées, s’engouffrent ainsi des zélotes, en l’occurrence non libertines mais Fulbertines, je m’esquivai pour éviter sait-on jamais la mésaventure d’Abélard (déjà que je réside à Saint-Denis !). Et le soir même je réservai un billet pour Orsay.

Le lendemain donc, progressant lentement dans la file du musée, je songeais. J’ai toujours aimé Degas depuis que vers 1967 je vis certaines de ses œuvres. Et pourtant déjà à l’époque certains de mes proches trouvaient un peu suspect ce peintre ayant consacré la majorité de ses tableaux à des danseuses en tutu.

Moi je n’adhérais pas à cette suspicion, Degas était un pur artiste, il ne fut pas un cas d’espèce : presque toute la peinture, presque toute la littérature ont accordé une grande place à la femme. Sauf au temps de la censure religieuse, et encore : voyez combien de Vierges et de Saintes martyres sont désirables depuis la Renaissance !

Donc je n’étais pas inquiet, certain que cette visite allait conforter mon affection de jeunesse pour Degas, d’autant qu’il ne traînait sur lui, à ma connaissance, aucune de ces rumeurs sulfureuses concernant sa vie privée, sentimentale ou sexuelle. Sa seule passion de vieillard (60 ans à peine, mais alors on était vieux) fut… pour le grand poète Paul Valéry dont un livre fournit d’ailleurs le titre de cette exposition.

Alors, à chaque pas, à chaque tableau, à chaque salle, mon admiration pour Degas s’accrut et j’en dégageai une réflexion que que je n’étais pas capable de formuler adolescent : cet homme aimait la femme pour elle-même, non pour ses formes ; pour sa grâce essentielle, non pour sa beauté superficielle ; par fascination, non par concupiscence.

C’était un homme bon, sincèrement ému par la condition de ces petites danseuses, leurs répétitions éprouvantes, leur fatigue, maux de pieds, de dos, de cou. Tout cela crève les yeux lorsqu’on regarde de près ses tableaux. On peut d’ailleurs y voir parfois, en arrière-plan, quelques-uns de ces vieux riches venus se rincer l’œil et, manifestement, le pinceau de Degas ne les ménage pas.

Courrez voir Degas, danse, dessin et vous me direz si je me trompe.

2 février 2018